Les lieux du pouvoir colonial
La domination coloniale se limite généralement à une série de lieux où le pouvoir des administrateurs est minimalement remis en question. Dans les villes et les postes, les gardes et une poignée d’européen maintiennent l’ordre et assurent, d’une poigne ferme, la mise en valeur du territoire. En revanche, au déclenchement de la révolte en Oubangui-Chari, ces lieux de pouvoir européens sont remis en question par les rebelles. Ces derniers n’hésitent pas à attaquer certains postes (Bouar et Bocaranga sont détruits par exemple) et ils n’hésitent pas à attaquer d’autres villages. Réfugiés dans leur village, ces derniers s’attaquent au pouvoir colonial par l’entremise d’un assaut sur les sites qui représentent la domination de la France sur les habitants « indigènes ». Lors de la révolte d’Ardo puis celle dans le Bas-Oubangui, le modèle est le même. Les anciens lieux du pouvoir colonial sont contestés par des forces « dissidentes » qui attaquent et pillent ces postes et ces villages. La destruction de ces sites devient une attaque contre un symbole de la « réussite coloniale » : des sites, qui illustrent le paroxysme pensé de la mission civilisatrice française. Les gens y vivent, y paient de l’impôt et y travaillent suivant les indications de l’administration européenne. La mise en valeur y va bon train et le travail prestataire est devenu presque normal. Les attaques sur ces lieux sont donc symboliques et témoignent de la conscience géographique des rebelles qui savent très bien ce qu’ils font. Mais quels sont ces lieux précisément?
La circonscription et la subdivision sont les unités administratives de la gestion impériale. Bien que les chefs de circonscription et les chefs de subdivision sont constamment réputés comme étant en nombre insuffisant, il n’en demeure pas moins qu’ils représentent la domination dans le quotidien des habitants de la colonie. Accompagnés de gardes, ils ont la responsabilité d’assurer l’ordre et le contrôle dans « l’enclos » bureaucratique que tente d’imposer l’empire. La forme de domination qu’impose la division administrative est de forme moderne dans le sens où les décisions administratives sont prises dans l’objectif de doter l’empire de statistique officielle sur la démographie, la production ou l’étendue du territoire . La recension de cet espace incombe aux administrateurs locaux et témoigne du rôle prépondérant de la domination bureaucratique que tente d’imposer le gouvernement central à Brazzaville. La circonscription ou la subdivision ont la responsabilité de compter les sujets de l’empire, puis de recueillir ce qui leur est dû, c’est-à-dire les prestations, l’impôt, la production (minière, vivrière) et dans certains cas, des militaires.
En revanche, la structure administrative décrite plus haut rend la part belle à une administration aux limites importantes. Sans vouloir reproduire le discours colonial de l’époque, la région dissidente, ou « l’espace rebelle » a été, dans les années 1920, le théâtre d’un désengagement administratif de l’empire en raison de la difficulté des communications et du sous-effectif causé par le retrait des militaires en 1921. Selon certains chefs de circonscription comme le lieutenant Laporte, aucune tournée n’y fut effectuée, l’impôt ne fut nulle part récolté et les prestations pratiquement ignorées . Sur ce territoire où l’encadrement et le contrôle administratif a été à son plus bas, les habitants ont su profiter de l’absence pour proclamer haut et fort leur détachement à l’Empire et la fin de la présence des « blancs » sur leur territoire.
Malgré les lacunes évoquées plus haut, le gouvernement central, ne pouvant accepter cet état des choses, s’est doté comme mission de ramener l’ordre dans ces territoires. Pour ce faire, un réaménagement administratif ainsi que la nomination de quelques officiers militaires à la tête de nouvelles circonscriptions et subdivisions ont été planifiés dans le simple objectif de réintégrer ces territoires à l’administration centrale. Par exemple, en 1928, les subdivisions de Bouar et de Baboua, épicentre de la révolte de Karinou, sont rattachées ensemble pour former la nouvelle circonscription de Bouar-Baboua, avec, à sa tête, le lieutenant Boutin, officier responsable de la pacification dans la région . Une situation similaire attend les subdivisions à l’ouest de la circonscription de l’Ouham, épicentre de la révolte d’Ardo. Elles sont tout d’abord détachées de la circonscription puis regroupées sous l’appellation de circonscription de l’Ouham-Pendé. L’administration quant à elle est confiée à des officiers militaires comme le lieutenant Laporte et le lieutenant Simonou. Dans ce contexte, le gouvernement central semble vouloir créer des territoires de pacification où les militaires remplacent les civils et ont la nouvelle responsabilité d’y rétablir l’ordre. Nulle question de prestation ou de paiement d’impôt. L’objectif principal est d’y rétablir la domination coloniale française.
La pacification de l’espace rebelle au lendemain de la révolte de Karinou puis de l’attaque sur Bocaranga témoigne du double rôle de la circonscription. En temps de paix, la circonscription a comme responsabilité de lever l’impôt, de recenser la population et de veiller au bon fonctionnement du territoire. En temps de pacification, la circonscription devient un espace militaire où les colonnes circulent, procèdent à des arrestations et attaquent directement des regroupements de rebelles . La circonscription administrative devient ainsi une zone dans laquelle l’ordre doit être rétabli par la force. La circonscription en temps de conflit est, conséquemment, un territoire parallèle à l’Empire dans lequel pratiquement tout est permis pour rétablir l’ordre et la sécurité pour les sujets de l’empire et les investissements européens.
Les postes, les villages et les chefs-lieux occupent des rôles distincts du point de vue du contrôle de l’espace colonial. Les villages sont en quelque sorte les traces de la « réussite » française dans sa mission civilisatrice. Les « indigènes » y sont occupés à différentes tâches de nature économique, y paient l’impôt et y effectuent leur prestation. Les villages sont en outre confiés à des auxiliaires du pouvoir colonial, les « chefs indigènes », qui ont la responsabilité d’assurer la réalisation des tâches sues mentionnées. Dans les postes militaires, la situation est toute autre. Il s’agit de « périscopes » de l’administration centrale. « Perdus en brousse », ces postes militaires sont principalement occupés par des soldats européens et indigènes et par quelques villageois responsables entre autres de l’entretien et de la production des vivres. Ces sites deviennent ainsi des points de domination et de contrôle de l’espace colonial avec comme responsabilité de surveiller les « indigènes » et décourager toute forme de révolte. Leur occupation est en outre importante, car elle permet de « poursuivre et de maintenir l’action un certain temps et témoigner aux autochtones de la volonté absolue d’y demeurer ». Enfin, les chefs-lieux sont des sites de représentation du pouvoir central. On y retrouve les chefs de circonscription et de subdivision, ont y rassemble les travailleurs, l’impôt, les militaires et les bureaucrates . Comme mentionné plus haut, ces sites représentent des cibles de choix pour les dissidents. En effet, il s’agit de symboles du pouvoir colonial à abattre. Dans les sources, il est fait mention, à plusieurs reprises, que les rebelles attaquent les villages restés « loyaux », détruisent des postes militaires et menacent les chefs-lieux. Ces attaques visent vraisemblablement à décourager la loyauté de certains et agissent en outre comme des moyens d’affirmer le pouvoir de la révolte et de ses chefs .
Afin de s’assurer d’un retour à l’ordre durable, les villages sont réorganisés sur le territoire. Les gens sont invités à rétablir leurs habitations près des routes, des rivières. De plus, tout établissement en montagne est formellement proscrit . Les conséquences pour les habitants sont majeures. Accepter ces conditions revient en quelque sorte à accepter le contrat social imposé par l’empire. En outre, quitter la montagne, revient à abandonner un lieu jugé invulnérable et intouchable. Le retour en plaine signifie en outre le retour de l’impôt et des prestations. Accepter ce réaménagement revient, conséquemment, au retour des habitants et des rebelles dans le giron de l’empire. Quant à eux, les postes, autrefois abandonnés puis détruits par les rebelles, sont réoccupés par des forces militaires et des officiers chargés du contrôle des régions. Cela avait pour objectif d’assurer une présence militaire de proximité afin d’éviter de reproduire « les erreurs passées » . En effet, pour le gouvernement général, il était impérieux d’assurer une présence sur le terrain et rappeler, du même coup, que toute forme de révolte est inutile. Pour les agents du gouvernement, un simple « relâchement de la surveillance » entrainera le retrait en « brousse » et le retour à « l’ancien état des choses » . L’objectif de cette occupation rigoureuse est donc de maintenir les « acquis politiques » et de prévenir toute autre forme de soulèvement.
Au terme de la guerre à proprement parler, la pacification ne se termine pas dès les derniers coups de feu. « L’action politique » et ce que nous appellerons l’action judiciaire sont menés à la fois par les magistrats et les militaires. En effet, les premiers ont la responsabilité de punir les responsables du soulèvement en rendant des décisions juridiques. L’exile, l’emprisonnement et la mise en résidence deviennent la norme. Punir par l’action judiciaire permet de retirer les chefs « fauteurs de trouble » de la région dite dissidente et de décapiter « l’état-major » rebelle . Ces mesures servent à prévenir de futurs mouvements séditieux. Les seconds, quant à eux, ont la responsabilité de veiller au maintien des « acquis » politique et de réprimander toute forme de retour à l’état de dissidence . Ces deux missions servent un intérêt commun, celui du retour à la normalité et de la prospérité supposément assurée par la « mise en valeur » du territoire. En effet, pour certains chefs de circonscription, le retour à la normale passe par l’exemple que prêcheront les villages qui verront les bienfaits économiques de la paix procurée par le retour à l’ordre .