La construction du chemin de fer Congo-Océan
Résumé :
Ce projet de mémoire a pour objectif d’explorer la construction du chemin de fer Congo-Océan, une voie ferrée de quelque 500 km construite entre 1921 et 1934 en Afrique-Équatoriale française. Il vise notamment à analyser le discours colonial entourant la « mise en valeur » et la « mission civilisatrice » ainsi que les réactions des nombreux acteurs impliqués dans ce projet de grande envergure.
L’analyse menée dans le cadre de cette recherche touche surtout les dynamiques spatiales de contrôle, de résistance et de négociation au cœur du domaine colonial français dans le cadre d’un projet de « mise en valeur ». En cherchant à construire une voie ferrée sans se doter des infrastructures minimales pour assurer la sécurité des travailleurs, l’administration coloniale s’est retrouvée face à une crise généralisée. D’une part, la surmortalité sur les chantiers a occasionné une fuite massive des habitants et d’autre part, le manque de personnel administratif et de moyen financier l’a obligé à constamment improviser des solutions rarement suffisantes. Face à ces nombreux ratés, les travailleurs, conscients de l’incapacité de l’État colonial à mener son projet selon ses propres desseins, ont su mobiliser différentes stratégies dans l’objectif de modifier les conditions de leur subjugation. Dans ce contexte, nous suggérons qu’un nouvel espace est apparu au cœur de l’espace colonial, celui de la négociation, alors que les administrateurs coloniaux ont été contraints de modifier les modalités de la relation coloniale dans l’espoir de mener à terme leur projet de construction.
En somme, ce mémoire vise à mieux comprendre la relation spatiale entre les travailleurs forcés, l’espace colonial et l’administration aefienne dont les objectifs étaient de contrôler, policer et punir les travailleurs, mais aussi la réponse de ces derniers qui refusèrent le contrôle à outrance.
Chapitre I
Le chemin de fer comme outils de "mise en valeur" et de désenclavement "indispensable" à la colonie

Le lexique de la mise en valeur en France
Dans la littérature colonialiste de l’époque[1], la prospérité de la colonie d’Afrique-Équatoriale française est étroitement liée à son désenclavement. Dans la presse, chez les entrepreneurs et au sein du gouvernement le discours est sensiblement le même. Il faut à tout prix que les capitalistes français aient accès aux ressources à l’intérieur du continent. Contrôlant une bonne partie du bassin du Congo, fleuve d’une « importance vitale » pour le commerce européen en Afrique, la colonie se doit de tirer bénéfice de cet emplacement privilégié. Or, pour Maigret et nombre de ses homologues, la porte de l’Afrique centrale est restée fermée trop longtemps. Depuis la signature du traité du 10 septembre 1880, il a été impossible de bénéficier du « magnifique réseau fluvial qui dessert tout l’intérieur [du continent] et qui aboutit au Stanley Pool »[2]. Pour les défenseurs de la voie ferrée Brazzaville-Océan (pensons seulement à Albert Sarraut par exemple), il est plus que temps de contourner, à l’instar de leurs voisins belges, le fleuve, innavigable après le Pool en raison des nombreuses chutes et rapides qui s’y trouvent. La construction d’une voie ferrée apparaît alors comme la solution miracle, l’atout indispensable en vue d’assurer la mise en valeur de la colonie et de profiter des immenses richesses dont recèle le territoire. Au sein du parlement, un consensus s’instaure progressivement, le Congo-Océan devient, comme le prédisait Henri Lorin en 1901, une des pièces essentielles de l’outillage des jeunes colonies[3].
Vous pouvez trouver des exemples de discours en cliquant sur le marqueur présent sur la carte. Vous trouverez les témoignages d’un géographe, Julien Maigret, et d’un ministre des Colonies, Albert Sarraut.
La ligne concurante, le chemin de fer Matadi-Kinshasa
Un second argument qui motive la construction d’une voie ferrée en AEF est celui de la « souveraineté financière » des maisons de commerce français. Il est ici question de « souveraineté financière » puisqu’à l’époque, le chemin de fer belge est la voie d’exportation principalement utilisée par les Français[4]. Aux yeux des artisans de la colonisation, il est donc primordial d’utiliser le « réseau navigable qui offre des ressources notables à la pénétration sans sortir du territoire français »[5]. Ce chauvinisme économique, caractéristique propre à l’impérialisme européen, témoigne des tensions entourant l’utilisation de la voie ferrée belge.
Pour certains, l’utilisation de la ligne Matadi-Kinshasa, une voie ferrée construite dans la colonie Belge, est non seulement nécrophage, mais aussi complètement illogique. Puisque la ligne s’est révélée bien rapidement incapable de répondre aux demandes des commerçants françaises[6], le retard encouru pour le transport des ressources est un mal qui doit être défait. D’un côté comme de l’autre de la ligne, les délais sont décriés. D’une part, des retards importants touchent les commerçants de Brazzaville qui attendent parfois de 5 à 6 mois les marchandises débarquées à Matadi et d’autre part, des compagnies exploitantes voient leurs marchandises « entassées sur la berge, s’abîmer lentement »[7]. En plus des retards occasionnés par l’engorgement de la ligne, le gouvernement belge cherche à proportionner la capacité des transports ce qui fait en sorte que des produits français, moins importants que les biens belges, dorment dans des entrepôts et des hangars de Kinshasa.
Du point de vue de l’économie, les commerçants évaluent le transport par voie belge comme étant coûteuse puisqu’ils doivent traverser de l’autre côté du Pool leurs marchandises à un coût de 30 francs la tonne[8]. L’argument économique résonne aussi au gouvernement alors que l’on estime les dépenses annuelles du gouvernement général à 4 000 000 francs[9] pour l’utilisation de la voie ferrée belge et à 1 500 000 fr. pour les dédommagements aux armateurs n’ayant pu ramasser leur chargement, mais s’étant rendu à Matadi[10]. De plus, certains « experts » estiment que le retard français laisse la porte ouverte à l’influence de l’économie belge à l’ensemble du bassin du Congo, et ce, aux dépens des capitalistes français. Une mentalité s’impose progressivement au sein de l’élite coloniale. Bien que l’on estime qu’il est facile de profiter des bons sentiments des voisins belges, comme le présentait Henri Lorin 20 ans auparavant : « la nécessité s’impose à nous de réunir à la côte française, par voie indépendante, les biefs de notre domaine congolais »[11].
Légende
Chemin de fer Belge
Chemin de fer Congo-Océan

La géographie au service du Congo-Océan
En outre des éléments précédemment exposés, la géographie coloniale contribue également au présent discours. Par exemple, en 1930, Michel Gousset, cartographe et dessinateur, réalise une carte des richesses minérales de l’AEF[12]. Dans celle-ci, il représente « l’espace colonial » voulu ou pensé par l’administration de l’AEF. Dans l’objectif de créer « une mise en scène susceptible de frapper le spectateur ou de le convaincre de l’étendu de la puissance coloniale[13] », il dessine une carte qui délimite bien les frontières avec les voisins et qui est en réalité extrêmement sélective.
On y retrouve des éléments abordés fréquemment dans la littérature colonialiste. Du « magnifique réseau fluviale » du bassin du Congo, aux infrastructures construites par l’administration coloniale (routes et chemins de fer) et des gites minéraux attendant patiemment d’être exploités par les compagnies concessionnaires. Il résume ainsi l’espace colonial en un territoire clairement délimité où un réseau d’infrastructure européen permet d’exploiter un domaine colonial surchargé de matière premières diverses. Au même titre que le discours de Sarrault, celui d’un journal comme La Presse coloniale illustrée ou d’un géographe comme Maigret, celui de Gousset promeut la construction du chemin de fer et tente vraisemblablement de convaincre le lecteur des retombés économiques positives d’un tel projet. Il représente une colonie riche en cuivre, en étain, en or, en diamant et en fer, traversé de nombreux cours d’eau ne pouvant mener ailleurs qu’au terminus de la voie ferrée . Pour lui, représentant d’une entreprise minière, l’Oubangui-Chari ne peut qu’être illustré comme un vaste territoire n’attendant qu’à être exploité par des compagnies privées comme la Compagnie forestière Sangha Oubangui (CFSO) ou la Compagnie minière de Mindouli. En somme, le discours colonialiste français, qui s’articule autour des propos d’hommes plus ou moins éminents dont les relations avec le milieu des affaires sont à peine masquées, promeut la construction d’une voie ferrée dont les retombés économiques seront certainement positifs à la fois pour les entreprises et la colonie.

L'Oubangui-Chari
À partir de 1910, l’Oubangui-Chari devient une des quatre colonies de la fédération d’Afrique-Équatoriale française. Laissée entre les mains de compagnies concessionnaires, elle connait un développement économique lent et marqué par la prédation des différentes entreprises. Les habitants de la région devaient constamment répondre aux demandes des différents administrateurs sous la forme de prestations de travail ou de portage. Comme le souligne Pierre Mollion, le portage en Oubangui-Chari est particulièrement important puisqu’il permet notamment le ravitaillement en vivre et en munitions, puis l’exportation des ressources exploitées sur le territoire. Dans une optique hydrographique toute droite issue de la géographie coloniale, l’objectif est de rejoindre les bassins versants du Tchad à celui du fleuve Oubangui et par extension celui du fleuve Congo : cette stratégie visait à rejoindre, d’un seul axe, tout le territoire français, d’Alger à Brazzaville.[14]
Les ressources
Les ressources naturelles en Oubangui-Chari sont décrites comme étant nombreuses par les différents agents de prospection. Que ce soit la cueillette de caoutchouc ou de coton ou les exploitations de diamants, d’or et de cobalt, les observateurs les plus optimistes garantissent un avenir économique et commercial fleurissant pour la colonie française. Toutefois, une condition majeure s’impose, le chemin de fer Congo-Océan est nécessaire à l’exploitation de cet immense territoire. Sans celui-ci, la colonie demeurera enclavée et prise dans un état de végétation économique. De plus, en raison d'une absente quasi complète d’infrastructure routière, la colonie est obligée d’opter pour le portage ce qui entraine un cout social, autant au niveau de la démographie que du maintien de l'ordre.
Sur la carte, vous pouvez voir l’emplacement des plus importants gisements miniers présent sur le territoire de l’Oubangui-Chari.
Les rivières
L'Oubangui-Chari est bordé au Nord comme au Sud par deux importantes rivières : l'Oubangui et le Chari. Outre ces deux cours d'eau, le portrait hydrographique de la région d'autres rivières imposantes délimitant généralement les limites administratives imposées par l'administration coloniale. Aux yeux de cette dernière, la position géographique de la colonie est non seulement idéale au point de vue des ressources naturelles, mais aussi en ce qui a trait à sa position par rapport à Brazzaville et au fleuve Congo. En effet, les acteurs du projet colonial estiment que la colonie est à une voie ferrée d'être désenclavée. Ils jugent que grâce à un alliage de chemin de fer (le Congo-Océan) et de biefs navigables (la rivière Oubangui et le fleuve Congo) les ressources extraites convergeant vers Bangui grâce au réseau routier du gouverneur Lamblin, n'ont plus qu'à être embarquées sur des navires, puis mises en route vers Brazzaville, terminus de la future voie ferrée.
Les routes en Oubangui-Chari
À partir de 1919, le gouverneur Lamblin lance un grand projet routier en Oubangui-Chari dans l’objectif de doter la colonie d’un réseau automobile devant mettre fin au portage ou du moins, atténuer ces effets. Comme nous pouvons le voir sur la carte, les routes visent aussi les zones d’exploitation minières avec pour objectifs de bonifier la capacité d’exportation qui devra se faire par camion et non à dos d’homme. Après l’Achèvement du réseau d’environ 4500 km, le portage décline au point où les seules corvées sont liées au portage militaire[15] Toutefois, bien que ce projet d'infrastructure vise à atténuer le portage, il ne faut pas perdre de vue la logique prédatrice de l’infrastructure publique en colonie. Les routes d’Oubangui-Chari respectent un idéal capitaliste qui vise l’exploitation des ressources du sol et la « mise en valeur » du territoire.
Le Moyen-Congo
Le Moyen-Congo, comme l’Oubangui-Chari fait partie de la fédération d’Afrique-Équatoriale à parti de 1910. Le modèle d’exploitation est, lui aussi, axé vers l’exploitation à outrance des ressources du territoire. Sous le contrôle de compagnies concessionnaires, d’immenses domaines sont censés être « mis en valeur », mais pratiquement rien n’est fait. L’absence de routes et d’infrastructures publiques minimales témoigne de ces lacunes. Alors que le régime s’épuise sur l’ensemble du territoire de la colonie, il est maintenu assez solidement au Congo[16]. Les compagnies maintiennent leurs assises et restent les principales acheteuses de produit auprès des « indigènes ».
Les mines
Les gisements miniers sont une des raisons principales qui ont motivé l’expansion coloniale sur ce territoire. Dès le premier voyage de de Brazza, plusieurs missions de prospection sont faites pour identifier les richesses présentes sur le territoire. En 1911, à la suite de la mission Bel, les richesses de la vallée du Niari sont désormais prêtes à être « mises en valeur ». Ce sont principalement des réserves de cuivre, de manganèse et de plomb que l’on retrouve principalement dans les régions de Mindouli et de M’Boko-Songo. Plus tard, dans la circonscription de la Haute-Sangha, une autre mission de prospection identifiera des réserves importantes de cuivre, d’étain, de fer et d’or. Ces nouvelles prospections confirmeront, une fois de plus, « l’importance » d’une voie ferrée reliant le bassin hydrographique de la colonie à la mer.
Les rivières
Le réseau hydrographique du Moyen-Congo est divisé entre trois bassins versants et leurs affluents. À l’Ouest, le bassin du Kouilou couvre la région de Pointe-Noire jusqu’au Pool. Le reste du territoire fait partie du bassin du Congo et ces nombreux affluents que sont la Sangha, la Likouala-aux-Herbes, la Likouala-Mossaka, l’Alima, la Lefini ou la Lobaye. L’axe Bangui – Brazzaville est alors décrite comme « une voie d’eau commercialement et économiquement exploitable d’une manière continue »[17]. Par conséquent, pour l’administration française, ces nombreux cours d’eau devaient permettent une exploitation rationnelle et efficace du territoire. Grâce au fleuve Congo et à ses quelques affluents, les produits du commerce devaient pouvoir se rendre, jusqu’à Brazzaville, sans la moindre embuche. De là, les biens commerciaux pouvaient « facilement » être acheminés vers l’Europe par l’entremise du chemin de fer belge et bientôt grâce au chemin de fer Congo-Océan.
Les routes
Avant la construction du chemin de fer, l’état des routes au Moyen-Congo est assez sommaire. Entre Brazzaville et la côte, la route des caravaniers est le principal axe routier de la colonie. Outre celle-ci, les routes sont généralement des pistes de portages et les principaux axes employés par les compagnies concessionnaires sont les axes maritimes identifiés plus haut. Bien qu’elles partageassent, avec l’État colonial, la responsabilité de mettre en valeur la colonie, assez peu d’investissement est fait pour les routes. Préférant économiser sur l’aspect des transports, les entreprises tablent sur quelques vapeurs, généralement en mauvaise condition, pour acheminer, hors de la colonie, le fruit de leurs immenses domaines[18]. Selon ces dernières, du mêmne avis qu'Albert Sarraut, les transports fluviaux étaient suffisants pour établir un axe d’exploitation suffisant. Comme il est possible de le voir sur la carte, les quelques rivières permettent de rejoindre, facilement, le terminus Brazzaville du chemin de fer. À leurs yeux, ceci était plus que suffisant pour assurer la « mise en valeur » ou l’exploitation de la colonie.
De la mission civilisatrice...
Mis à part l’argumentaire capitaliste derrière ce projet de « mise en valeur » coloniale, l’exploitation d’une voie ferrée au Moyen-Congo recèle aussi, dans les discours européens, de la mission civilisatrice, du fardeau de l’homme blanc. Comme l’écrit Alain Ruscio, « pour beaucoup d’Européens, l’état des sociétés du vieux continent représente l’apogée d’une évolution, un aboutissement logique, quasi obligé, de toute histoire humaine[19] ». Face à d’autres sociétés, non civilisées, en raison de l’infériorité de leur science ou de leur technique et pour le caractère irrationnel de leur organisation sociale », les Européens s’estiment responsables de leur éducation[20]. Ils doivent alors les aider à se débarrasser de l’insouciance, de la spontanéité et de la faculté de s’amuser de tout et de rien[21] propre aux « grands enfants » qui composent ces sociétés « barbares ». Ils doivent ainsi les aider à progresser du primitivisme vers la « plénitude de la civilité », c’est-à-dire d’étendre, d’une part, les valeurs de l’universalisme français, et d’autre part, les habitudes scientifiques[22].
En ce qui concerne la construction d’une voie ferrée, elle devait répondre à un « retard » infrastructurel et économique. Puisque les fleuves et les rivières de la région étaient apparemment insuffisants pour assurer les déplacements au cœur de la colonie, il apparaissait comme impératif d’y suppléer par des voies créées de toute pièce, une combinaison ingénieuse de chemins de fer et de biefs navigables, afin de réduire les dépenses et de développer une colonie bloquée de la côte et condamnée à végéter[23]. La construction du Congo-Océan répond ainsi aux impératifs de la « mission civilisatrice » dans le sens où les Français sont convaincus d’assurer « un brillant avenir économique, une fois que seront terminés les travaux d’aménagement qui permettront la mise en valeur des richesses minérales et végétales qu’il contient[24] ».
Les contemporains à la construction du chemin de fer Congo-Océan témoignent de cette mentalité. En contribuant au développement économique de la colonie, le chemin de fer devait assister au redressement moral des colonisés. Par exemple, dans un numéro spécial de La presse coloniale illustrée, l’auteur salue la fin imminente des travaux de construction alors qu’il estime que les progrès commerciaux amenés par le chemin de fer encourageront les populations « indigènes » à travailler[25]. Ce travail amènera bien entendu une rémunération en numéraire en échange de la vente des produits extraits, rémunération qui leur permettra enfin de « goûter un bien être qu’elles n’ont jamais connu » . Au même titre, l’accroissement tant attendu des finances de la colonie, entre autres grâce au produit des douanes et l’augmentation de la « capacité contributive des indigènes », entrainera certainement « une prospérité qui rendra possibles de nouveaux progrès » de l’ordre de l’hygiène, de l’éducation et de l’assistance sociale. Le chemin de fer devait ainsi permettre le redressement « d’une population barbare, paresseuse et corrompue »[26]. Puis de débarasser les « indigènes » de « vilaines habitudes » comme celles-ci : « détruire sans aucun souci de reconstituer les richesses du sol » ou « être d’incorrigibles ivrognes »[27].
… à la mise en valeur du globe
Toutefois, cet aspect, certes importante du discours arguant en faveur de la construction d’une voie ferrée entre Pointe-Noire et Brazzaville, ne doit pas éclipser la dimension tangible, terre à terre, de la mission civilisatrice[28]. Même si pour les journalistes et autres « spécialistes » de la question coloniale civiliser c’est de pourfendre la « barbarie sauvagesse de ces grands enfants », la définition de Jules Isaac, président de la chambre de commerce de Lyon, est plus juste et correspond davantage à la réalité. Pour lui, civiliser « c’est apprendre aux peuples à travailler pour pouvoir acquérir, dépenser et échanger dans un monde capitaliste »[29]. Malgré tout l’effort qui a été fait pour adoucir la colonisation, il n’en demeure pas moins que les principaux bénéficiaires du Congo-Océan devaient être les entreprises dont le commerce « prendra un vigoureux essor ». Le témoignage d’Henri Cosiner, ancien député de l’Indre, à ce sujet va dans le même sens. Bien qu’il débute en disant que « ce chemin de fer est ardemment souhaité par les Congolais », il rajoute aussitôt :
« Que l’on mette le premier coup de pioche à ce chemin de fer, et on verra aussitôt certains produits qui s’acheminaient péniblement vers la côte faute de moyens de transport se développer dans des proportions fructueuses pour la colonie et intéressantes pour la Métropole elle-même[30] ».
Ce point de vue de Cosnier, le discours de la « mission civilisatrice » est rapidement éclipsé par les enjeux économiques et financiers de la « mise en valeur ». Bien que de nombreux observateurs de l’époque les mettent de l’avant pour argumenter en faveur de la colonisation, il s’agit vraisemblablement de poudre aux yeux, un moyen d’atténuer la violence qui est faite, sur une base quotidienne, en colonie.
Le choix du tracé
La voie du Kouilou
Dès les années 1880, Pierre Savorgnan de Brazza promeut l’idée d’un territoire, celui du bassin du Congo, riche en ivoire, en minerais et en caoutchouc. Visionnaire, il annonce déjà, à l’époque, la compétition imminente avec le roi des Belges, ce dernier qui planifie déjà la construction d’une voie ferrée reliant Léopoldville à la portion navigable du fleuve Congo. Aux yeux de Brazza, il est alors primordial de percer les routes de l’Ogooué et du Kouilou-Niari afin d’assurer une voie d’exportation pour les commerçants français. En 1886, sous les pressions du célèbre explorateur, une première mission est donc lancée. La mission Jacob, du nom de l’ingénieur des chemins de fer qui mène cette dernière, doit traverser la vallée du Niari à la recherche d’une voie articulant rivières et rails. Au terme de l’expédition, le rapport conclut qu’il est plus que possible de rendre navigable la région des rapides de l’axe Kouilou-Niari[31]. Toutefois, malgré la réponse positive, de Brazza est rapidement confronté au refus catégorique de l’État français qui refuse d’investir des sommes importantes dans un projet de prospection ferroviaire. Le projet d’un axe ferroviaire Brazzaville - Océan se retrouve ainsi progressivement dans les mains de diverses compagnies concessionnaires.
C’est dans ce contexte que se met en place la seconde étude d’une voie reliant Brazzaville à la mer. Menée par un certain Christophle, à la tête de la Compagnie commerciale et industrielle du Congo français, cette entreprise devait trouver une voie de communication entre le Congo intérieur et l’Atlantique[32]. En échange, elle obtenait le droit de rechercher les mines et « tous les éléments que l’ensemble de la colonie pourrait offrir du point de vue commercial industriel et agricole ». Elle recevait aussi 200 000 hectares et un « droit d’option » pour la concession des travaux et l’exploitation minière pendant 99 ans[33]. Elle recevait enfin une bande de terre de 200 m le long de la voie et 1500 hectares par km de voie ouverte et recevait un paiement de 20 % des recettes du budget local jusqu’à concurrence de 5 % du capital dépensé. Le gouvernement recevrait, en échange 40 % des bénéfices de l’exploitation de la voie. Pourtant, malgré la signature d’une convention en apparence extrêmement favorable pour la compagnie, elle est abandonnée quelques mois plus tard[34].
Deux ans plus tard, en 1893, de Brazza revient à la charge, cette fois ci par l’entremise de son collaborateur et ami Charles de Chavanes à l’époque lieutenant-gouverneur du Gabon et de son contact Alfred Le Châtelier représentant la nouvelle Société d’études et d’exploitation du Congo française. Comme ce fut le cas lors de la signature de la convention Christophle, elle devait créer « une voie de communication entre la côte et le Congo, sur le territoire français, prendre possession, exploiter les propriétés et mener des enquêtes dans l'objectif de mesurer le potentiel de la mise en valeur des dites propriétés[35]. En contrepartie, elle recevait des concessions qu’elle pouvait exploiter le long du Kouilou. La mission chercha donc un tracé utilisant le cours du Niari et une voie ferrée de la côte au Pool. Au terme des nombreuses missions de prospection, la navigation du Niari s’est avérée être une illusion et chaque mission ne fit que retarder « l’inévitable »[36]. La route empruntant le Niari ne pouvait être perçue comme rentable aux yeux des investisseurs de l’époque. L’alliage portage/bateau ne substituait en rien les problèmes évoqués par les contemporains. D’une part, le transport des marchandises si importantes aux yeux des acteurs de la colonisation ne se voyait guère accéléré et d’autre part, l’alternative n’offrait qu’un faible sursis aux habitants affecté au portage.[37]
La voie Belge
En temps normal, l’administration aurait entrepris de trouver une alternative afin d’exporter le produit de l’exploitation des ressources du territoire. Or, dès 1898, le chemin de fer belge entre en fonction. Le projet d’une voie ferrée en territoire français est dès lors mis en veilleuse, car les deux lignes sont désormais jugées « trop voisines pour tenter une concurrence profitable ». Toutefois, comme en témoigne ce passage : « on peut regretter l’abandon de ce projet puisque les habitants des régions sont restreints au portage le long de la route Kouilou-Niari »[38], ou l’expédition de prospection de Bel et de Mornet entre Boko-Songho et Djoué qui permit la découverte de nombreux gisements métallifères, l’idée persiste et de nombreux investisseurs continuent de croire en sa réalisation[39]. Alors que l’on découvre ces nouveaux gisements et que l’on constate que le chemin de fer belge atteindre bientôt la limite de sa capacité[40], l’investissement public devient de plus en plus nécessaire au développement de la colonie. En effet, après une période de prospection d’un tracé entre Libreville et l’Alima-Léfini peu concluante[41], le chemin de fer connectant Brazzaville à l’Océan Atlantique retrouve des appuis. L’État français estime désormais que la part croissante du commerce français rentabilisera la voie ferrée. De plus, on juge que le trafic sur la voie belge ne cessera de croître et que, comme nous l’avons exposé plus haut, cet enjeu deviendra rapidement endémique.
La voie du Sud
Le gouvernement général de l’AEF envoie donc, en 1910 et 1911, après que le gouvernement métropolitain ait voté une loi d’emprunt de 21 millions de francs, deux missions avec pour objectif de trouver un terminus de ligne et un tracé. Il y eut tout d’abord le lieutenant Audoin puis les Batignolles accompagnés des capitaines Lavit et Mornet. L’administration coloniale et les prospecteurs préconisèrent alors un tracé contournant le Mayombe et passant par la Zibati, la vallée de la Haute-Loakanéné, le col Tiétié, le bassin de la Loémé, celui du Niari, la vallée de la Kilemba puis les savanes de Yangala jusqu’à Loudima[42]. Le gouvernement métropolitain octroya les fonds jugés nécessaire (171 millions), puis vint la Guerre.[43]
Pendant les années qui suivirent (1914 à 1918), autant l’État que les compagnies concessionnaires française n’eurent guère à l’idée de construire une voie ferrée dans cette colonie peu fortunée en hommes comme en ressources étant donné que la majorité des ouvriers indigènes ont quitté la colonie pour la mobilisation métropolitaine au déclenchement de la guerre[44]. Toutefois, après le conflit mondial, les économies nationales s’orientent davantage vers un protectionnisme économique. Pour certains, cela signifie qu’il faut désormais se tourner vers les colonies afin d’aller y puiser « les matières premières nécessaires aux industries, et accroître ainsi leur capacité d’achat pour les produits manufacturés »[45]. En somme, comme en témoigne le discours du gouverneur général, on comprend que l’importance du chemin de fer a été renouée et qu’il importe que la colonie « possède au plus tôt une voie de pénétration capable d’un trafic important des bonnes et économiques conditions d’exploitation moyennant une dépense de premier établissement aussi faible que possible »[46]. Or, outre la priorité qui est à nouveau mise sur le chemin de fer, l’impératif économique persiste. Le gouvernement français est frileux à l’idée d’injecter les sommes nécessaires. Dans une tentative de répondre aux prérogatives d’ordre économique et démographique, le gouvernement propose un nouveau tracé. Cherchant à réduire les coûts engendrés par la longueur et la difficulté du projet initial, les administrateurs repensent à la proposition de 1911. De 1918 à 1920, le gouvernement de Brazzaville envoie donc une mission afin de prospecter un nouveau chemin longeant le Kouilou entre l’embouchure de la Noumbi et de Loudima. Elle conclut alors que ce chemin est plus économique que celui entre Pointe-Noire et Loudima puisqu’il nécessite moins d’ouvrages importants et réduirait de 110 à 20 km la portion dans le Mayombe[47]. Malgré tout, l’administration de la colonie opte plutôt pour un chemin qui coupe en plein cœur du massif forestier du Mayombe, celui prospecté par les Batignolles en 1911. Malgré un constat alarmant de l’ancien gouverneur général[48], les travaux débutent en 1921.
Le financement du Congo-Océan
Avant d’aborder la question des travaux, il est important de se poser sur la question du financement de l’impérialisme français. Partageant l’analyse qu’en fait Martin Thomas, à nos yeux, la politique coloniale française se caractérise par une réticence politique à l’idée de faire face aux coûts matériels qu’implique la « mise en valeur » coloniale.[49] En effet, comme il le souligne, l’élite coloniale possède, en métropole, une influence limitée auprès des partis politiques, des politiciens, des entrepreneurs et des banques[50]. Par conséquent, l’investissement public et privé à l’endroit des colonies est mineur et les travaux publics, comme celui de la construction du chemin de fer Congo-Océan, sont assez peu financés, voire aucunement, par la métropole. Aux yeux de groupes financiers influents au sein du Parlement métropolitain, le financement public doit donc principalement se diriger vers l’augmentation de la productivité de secteurs comme l’agriculture et les mines plutôt que de chercher à diversifier les secteurs industriels[51]. Un principe politique datant de la loi de 1900 sur l’autonomie des finances des colonies françaises stipule d’ailleurs que les colonies ne devraient rien coûter à l’État français. Au contraire, les colonies sont censées bénéficier à la France, non la drainer de ses ressources[52]. On comprend ici que les finances coloniales et l’impérialisme français sont influencés par une doctrine économique qui se veut réfractaire à l’idée de payer le prix de l’empire.
Le gouvernement concède donc d’immense territoire à des entreprises privées qui devront « mettre en valeur » le territoire de la colonie. Or, bien rapidement, l’administration locale constate que malgré l’ensemble des privilèges consentis à ces entreprises, les investissements demandés n’arrivent pas et le développement économique de la fédération demeure maigre[53]. Le gouvernement se rend alors à l’évidence. S’il souhaite doter l’AEF d’une voie ferrée ou de voies de commerce efficaces, il est impossible de compter sur le laisser faire du secteur privé. Bien que les mentalités n’aient guère changé, il doit vraisemblablement intervenir afin d’assurer la réalisation d’une route d’exportation, quel qu’en soit le prix[54]. Mais comment, d’une part, éviter tout investissement métropolitain, et d’autre part assurer la construction d’une voie ferrée de près de 500 kilomètres?
Le financement de la voie ferrée devant relié Brazzaville à la mer se fera finalement par voie d'emprunt et de manière progressive. Lorsque l’administration aefienne est à court de fonds, le gouvernement métropolitain adopte une allocation de frais. Par exemple, celle de 1925 (300 millions de francs), applicable à l’achèvement du chemin de fer de Brazzaville à l’Océan ainsi qu’à l’exécution des installations nécessaires à l’embarquement et au débarquement à Brazzaville et à Pointe-Noire[55], puis celle de 1926, 1930 et 1932. À chaque fois, ce prêt est alloué afin de colmater des fuites dans l’imposante structure administrative qu’est celle des travaux publics et de tous ceux découlant de la construction du chemin de fer. Les emprunts progressifs témoignent de deux phénomènes : le gouvernement général de l’AEF était loin d’avoir les moyens de ses ambitions et la population « indigène » allait certainement, comme nous le verrons plus loin, devoir payer l’addition.
Le mode de financement et l’implantation du travail forcé
Comme nous l’avons vu, la « mise en valeur » des colonies doit se faire, aux yeux des Français en métropole, à moindres coûts. Une simple subvention métropolitaine de quelques centaines de milliers de francs devait permettre à la colonie de subvenir à ses besoins[56]. Afin d’alléger le fardeau fiscal de la colonie, il convient de trouver une main-d’œuvre bon marché et abordable. De plus, depuis le 13 avril 1900, la loi de l’autonomie financière, qui régit la relation économique entre la colonie et la métropole, encourage l’emploi du travail forcé. L’administration coloniale se retrouve ainsi dans un paradigme légal qui l’encourage à économiser le plus possible en ce qui a trait à l’ensemble de ses projets.
C’est ainsi pour assurer un rendement suffisant sur ses territoires que les gouvernements recourent à deux « taxes » permettant la « mise en valeur ». Tout d’abord, il y a l’impôt de capitation, un montant fixe payé annuellement par les « indigènes ». On légitime cette demande en stipulant que les « indigènes » doivent débourser pour les bénéfices importés par les Européens[57]. Extrêmement important pour la colonie, il occupe, en 1919, 6 523 035 francs des recettes de gouvernements locaux (Gabon : 1 630 000 francs, Oubangui-Chari : 2 026 800 francs et Moyen-Congo : 2 860 235 francs)[58]. Au contraire, les revenus du gouvernement général sont, pour leur part, pourvus par les droits à l’importation (858 929 francs), les droits à l’exportation (1 927 135 francs), les taxes à la consommation (285 003 francs) et la taxe de récolte (419 322 francs) pour un total de 3 490 389 francs[59].
La seconde source de « revenue » vers laquelle se retourne le gouvernement général est « l’impôt de la sueur » ou le travail contraint. Puisque les revenus divers générer par le domaine colonial sont supposément insuffisants pour assurer la « mise en valeur » des colonies d’AEF et, par le fait même, la construction du Congo-Océan, l’administration mobilise des travailleurs prestataires et pénaux. En accord avec l’analyse de Romain Tiquet, notre étude part du principe que la mise en place du travail forcé répond à deux dynamiques. La première, recelant de la « mission civilisatrice » découle tout droit de la vision européenne du travail. Le travail forcé devient une manière d’inculquer l’éthos européen du travail[60], sortir les « indigènes » « de l’état d’infériorité où ils se trouvent », de la « nonchalance héréditaire qui leur est propre », et de leur faire don des « causes de la prospérité » des Européens, en faisant naître de l’effort et du travail obligatoire, l’intelligence[61]. Les ténors de la colonisation arguent ainsi que ce n’est qu’en obligeant au travail qu’ils connaissent les joies du travail, qu’ils bénéficieront des biens faits de la civilisation. La seconde, plus pragmatique, serait tout simplement de permettre une « mise en valeur » à moindre coup et d’assurer un apport constant en travailleurs pour les différentes entreprises[62]. Le travail forcé devient alors une manière de répondre aux moyens limités de l’État colonial ainsi qu’à la loi de l’autonomie financière.
Le travail forcé et sa rhétorique
Le travail en situation coloniale est ainsi considéré comme une force motrice de la « mise en valeur » et devient, par conséquent, un outil incontournable pour assurer le développement économique des colonies. Continuellement à court de fonds et de main-d’œuvre, les gouvernements coloniaux successifs de l’AEF entreprennent donc, comme leurs homologues d’autres colonies, de « mettre au travail » les « indigènes » de la fédération[63]. À l’aide d’un arsenal juridique dont le fer de lance est le code de l’indigénat, et la « mission civilisatrice », les habitants des colonies sont poussés vers le travail dit « libre ». Bien entendu, dans ce contexte, la violence et la coercition sont centrales, voire essentielles.
Dans ce contexte, le « travail libre », le travail prestataire et le travail pénal sont maintenus en place grâce à la punition. Les « indigènes », obligés de signer des contrats, de payer un impôt ou d’être prestataires, sont punis dès qu’ils ne respectent pas ce nouveau « contrat social » qui leur est imposé. La punition devient alors une matrice du travail contraint, une réponse à toute infraction commise par les travailleurs (fuite, non-respect d’un contrat, vagabondage, paresse) alors qu’elle ramène ou pousse inévitablement au travail les « indigènes » fautifs ou sans travail. En plus de la punition, la violence propre au commandement s’immisce, elle aussi, dans la relation de travail. On hésite rarement à procéder à des rafles, à répondre à des fuites par une violence extrême dont les exemples remplissent les pages d’un livre comme Le rapport Brazza , un document qui témoigne de la violence du régime concessionnaire en AEF. Les compagnies concessionnaires comme les administrateurs n’hésitent pas, par exemple, à aller chercher directement dans les villages des travailleurs en usant de la force ou de moyens contraignants (chaînes, cordes[64]) pour compenser des pertes ou combler des demandes pressantes[65].
Afin de légitimer ces demandes, plusieurs Européens avancent que le travail est une manière, pour les « indigène », de s’acquitter de la dette contractée à l’endroit de leurs « bienfaiteurs » européens. Afin de justifier l’emploi de travailleurs contraints, ils estiment que le travail des « indigènes » est tout simplement le prix à payer pour l’investissement « civilisationnel » fait par les capitalistes d’Europe. On estime alors qu’afin de régler cette « dette » et de contrôler les travailleurs ainsi que leur rendement, le travail contraint est le moyen optimal pour assurer une « mise en valeur » efficace des colonies ou, en ce qui nous concerne, la construction d’un chemin de fer[66].
Les modalités du recrutement pour les chantiers du Congo-Océan
Afin de procéder à la construction du Congo-Océan, les Européens utiliseront une approche hybride du travail contraint. À l’époque, on assiste à un alliage entre travail « libre » et travail prestataire. Par exemple, dans les archives que nous avons consultées[67], il est fait mention que certains « indigènes » acceptent de travailler sur les chantiers (sous certaines conditions)[68]. À Pointe-Noire, même chose. Les habitants de la petite ville côtière sont engagés strictement pour les travaux publics, principalement pour le port et les routes[69]. Pour ce qui est du Mayombe, la situation est inversée. Les histoires d’horreurs qui circulent dans le village au sujet du « sinistre massif forestier » rendent la situation plus « complexe » pour les administrateurs locaux. À la simple vue d’un administrateur européen, des observateurs rapportent que des villages entiers fuient et abandonnent, derrière eux, leur village[70]. Confronté à un tel paradigme, le gouvernement général convient que la force sera la voie à suivre et ce sont parfois de véritables rafles qui seront organisées. D’autres fois ce sera l’influence d’un chef local ou la menace qui permettra le recrutement[71].
En ce qui a trait au volume du recrutement, il est principalement guidé par les prérogatives des conventions signées entre le gouvernement général de l’AEF et la Société de construction des Batignolles (SCB). Il y a certes les travaux de la division Brazzaville, mais ceux-ci, en raison du quotient de difficulté moindre et de la manière dont ont été administrés les chantiers, n’ont pas soulevé d’impératifs aussi importants que les travaux de la SCB dans le Mayombe. Au contraire de ceux-ci, les travaux entre Brazzaville et Dolisie ne demandèrent jamais plus de 5 000 travailleurs dont une part importante a été recrutée dans la circonscription du Pool[72].
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Les conventions signées avec la Société de construction des Batignolles
Entre 1922 et 1934, deux conventions dictent l’allure du recrutement. La première, signée le 23 juillet 1922, charge la SCB de construire les 172 premiers kilomètres (Pointe-Noire – Loudima) de la voie ferrée ainsi que du wharf de Pointe-Noire dans un délai de six ans et demi. Elle devra aussi terminer l’étude du projet initial (celui de 1911) dans un délai de six mois. En ce qui a trait aux recrutements et l’emploi de travailleurs, cette convention stipule qu’ils sont à la charge de l’administration et que le gouvernement doit fournir la main-d’œuvre nécessaire[73]. La main-d’œuvre nécessaire est alors fixée à 4 000 travailleurs et le gouvernement s’engage à consentir une indemnité pour chaque homme manquant[74]. D’autre part, il est convenu que la SCB est responsable d’établir des villages comprenant des cases, des paillottes et des magasins de vivres pour le personnel à proximité des chantiers en construction[75]. En échange, elle recevra un remboursement pour les travaux effectués ainsi que 20 % des bénéfices[76].
Puis, le 17 janvier 1925, le ministre des Colonies autorise une nouvelle convention qui devra se substituer à celle de 1922 qui est jugée comme « non fonctionnelle » et occasionnant « certaines difficultés »[77]. On y retrouve certains aspects de la première et on y précise les aspects laissés initialement dans un flou juridique et administratif. L’article 4, parmi les plus volumineux de la convention de 28 articles, régit spécifiquement les responsabilités, en termes de main-d’œuvre des deux partis. Il stipule ceci :
« Le gouvernement général mettra à la disposition de la société tout le personnel indigène nécessaire aux études à l’établissement des projets définitifs […]. Le gouvernement général administrera ce personnel indigène, le paiera, le nourrira, le logera et le pourvoira s’il y a lieu, des couchages nécessaires, assurera le service sanitaire, mais ce personnel sera néanmoins placé sous les ordres directs des représentants de la société.[78] »
Nous comprenons ici que le gouvernement s’engage à prendre la part du lion en ce qui a trait à l’administration du personnel et laisse la SCB administrer, comme elle le veut, la dite main-d’œuvre. La société a toutefois certaines responsabilités à remplir. Elle devra entre autres :
« Rembourser forfaitairement toutes les dépenses faites pour le personnel indigène par la Colonie en lui payant une indemnité forfaitaire pour chaque journée de travail effectivement faite par les travailleurs. […] Lorsque les travailleurs seront blessés au cours du travail, la société continuera à payer cette indemnité forfaitaire durant toute la durée de leur incapacité de travail temporaire. En cas d’incapacité permanente, partielle ou totale, ou en cas de mort, la société paiera aux travailleurs ou leurs ayant droit une indemnité, dont le montant sera fixé par un barème arrêté d’un commun accord entre le gouvernement général et la société[79]. [En outre, elle devra], assurer le transport par voie ferrée du personnel indigène employé par elle ou par le gouvernement général en exécution du présent article, ainsi que le transport par voie ferrée des denrées […].[80] »
En ce qui a trait au volume, la convention fixe un nombre maximal et un protocole pour en faire la demande. Chaque année, la SCB doit « faire connaître au représentant du gouvernement général à Pointe-Noire, avant le premier décembre, ses prévisions relatives à l’effectif des travailleurs qui lui seront nécessaires au cours de l’année suivante[81] ». De son côté, le gouvernement s’engage à fournir jusqu’à 8 000 travailleurs. À part de 1927, le nombre est ajusté à 4 000 hommes et on oblige l’emploi de matériel moderne, qui jusqu’à ce moment faisant gravement défaut sur les chantiers[82].
Conclusion
À la lumière de notre analyse, nous comprenons que l’étude de la construction du chemin de fer Congo-Océan permet d’analyser différentes facettes de la colonisation française en AEF. Il s’agit d’un exemple probant du modèle financier des colonies français durant l’entre-deux-guerres, du phénomène de travail forcé en colonie et de celui de la « mise en valeur ». La construction du Congo-Océan est ainsi le fruit de politiques coloniales visant l’enrichissement de capitalistes européens aux dépens de la population « indigène » vivant en colonie. Il s’agit de politiques influencées à la fois par des contrats passés avec des compagnies concessionnaires, une rhétorique civilisatrice et des prérogatives économiques visant le développement du domaine colonial français. Il est donc juste d’avancer que la construction de cette voie ferrée est en étroite relation avec la « mise en valeur » économique de l’AEF ainsi que la « mission civilisatrice ». D’autre part, ce chapitre nous a permis d’éclairer la relation entre le capitalisme français et le « travail libre » en AEF. À la lumière de l’argumentaire colonialiste exploré plus haut, nous sommes désormais à même de comprendre les motifs socio-économiques de l’emploi de travailleurs forcés ainsi que l’incidence des contrats passés avec la SCB sur l’ampleur de la contrainte à l’échelle de l’AEF. Afin de répondre à l’impératif besoin d’une voie ferrée, puis confrontée à un refus catégorique d’obtempérer de certains « indigènes », l’administration assure ses besoins, et ceux de la SCB, par l’entremise du travail forcé.
Chapitre II
Le commandant, la route et les travailleurs

La recours aux prestations de travail est un dénominateur commun à toute entreprise de « mise en valeur » coloniale. Dans ce chapitre, nous analyserons la manière dont s’est déroulé le recrutement, le convoiement et l’encadrement des travailleurs « indigènes » africains recrutés pour les chantiers du Congo-Océan. En consultant notamment la correspondance volumineuse entre le gouverneur général et le service de la main-d’œuvre, nous serons à même de comprendre quelles étaient les modalités du recrutement, de l’utilisation et du contrôle de la main-d’œuvre recrutée parmi les populations Tékés, Kongo, M’Bochi, Batékés, Saras, Bayas, Bantous et Nzakaras en AEF et les travailleurs chinois recrutés par le résident permanent de l’Indochine française. Dans un deuxième temps, nous identifierons qui sont les travailleurs et analyserons la route qu’ils ont suivi tout au long du processus d’engagement [1].
Les politiques de recrutement et de contrôle des travailleurs
Les conséquences de l'administration Augagneur et de la convention de 1922
C’est à la suite de l’adoption du décret du 21 décembre 1920 [2] que les travaux de construction débutent sur un tronçon de 20 km depuis Brazzaville. Jean-Victor Augagneur, alors gouverneur général de l’AEF, arrête le tracé définitif et, le 4 janvier 1921, contacte les chefs de circonscriptions afin de leur faire part de son plan de recrutement et de ravitaillement de la main-d’œuvre du chemin de fer. Ce plan arrêté par décision no 826 du 27 novembre 1920 prévoit le volume du recrutement par circonscription ainsi que les responsabilités (sanitaires, alimentaires et d’habitation) du gouvernement général pour les années suivantes. Ainsi, jusqu’à l’arrivée du successeur d’Augagneur en 1924, c’est ce plan, puis la convention de 1922, qui dictent le fonctionnement du service de la main-d’œuvre. Il confère tout d’abord à Georges Thomann, alors Lieutenant-gouverneur par intérim du territoire du Moyen-Congo, le poste d’administrateur en chef du recrutement et de l’organisation des camps de travailleurs [3]. Il le charge aussi de se rendre dans les circonscriptions (Pool, Kouilou et Chemin de fer) traversées par le tracé du chemin de fer afin de brosser un portrait démographique de celles-ci [4]. Au terme de sa tournée, Thomann avance avec certitude que le gouvernement pourra recruter 13 923 hommes ce qui représente de 10% à 25% des hommes adultes des circonscriptions en question [5].
Les conclusions du lieutenant-gouverneur par intérim Thomann poussent le gouverneur général Augagneur à lancer un recrutement « sur place, c’est-à-dire sur une bande de territoire dont la future voie ferrée sera l’axe et qui s’étendra au nord et au sud de cette voie, jusqu’à une distance qui autant que possible ne devra pas dépasser cent kilomètres ». Encouragé par ces estimations à puis stimulé par la « simplicité » qu’occasionneront les courtes distances entre les lieux de recrutement et les chantiers, Augagneur avance qu’il sera possible « d’entretenir sur les chantiers, entre Brazzaville et l’Océan, un nombre permanent de 12 000 manœuvres qui ne seront engagés que pour une période de quatre mois et dont le remplacement, s’ils ne consentent pas à prolonger leur contrat, devra se faire, par vos soins [Thomann], exactement à la date convenue ». Or, ceci ne devrait pas être problématique puisqu’il est convaincu que les « indigènes » « se prêteront volontiers à des rengagements » puisqu’ils auront été « rassurés » des procédés employés par le gouvernement français.
Afin de gérer le recrutement et le ravitaillement, Augagneur prescrit un réaménagement administratif des circonscriptions traversées par le tracé de la voie ferrée. De chaque côté de celles-ci, les chefs de circonscription, d’accord avec l’administrateur en chef Thomann, doivent constituer des secteurs de recrutement et de ravitaillement. Ils doivent ensuite y recenser les ouvriers, les maçons, charpentiers, forgerons, mécaniciens, etc. puis assurer la mise à jour de ces renseignements. Encore avec l’accord de Thomann, les chefs de circonscription doivent organiser le ravitaillement des chantiers et s’assurer que les « indigènes » recevront « une nourriture identique à celle qu’ils ont dans leurs foyers, mais plus copieuse et comprenant, en outre, une ration de viande fraîche ou conservée, ou de poisson sec ou fumé ». Afin d’assurer un ravitaillement suffisant, le gouverneur général prescrit que chaque circonscription du Moyen-Congo redirige la production disponible vers Brazzaville, c’est-à-dire, la production agroalimentaire excédentaire des circonscriptions. L’administrateur-maire de Brazzaville et chef-lieu de la circonscription a alors la responsabilité de recevoir puis de voir à la redistribution des vivres reçus . Afin d’assurer un ravitaillement sans faille, le gouverneur exprime l’importance d’encourager le développement de certaines cultures dans chacune des circonscriptions. Ces champs porteront le nom de « champs du commandant » et occasionneront un ressentiment important auprès de la population contrainte d’y travailler. Une autre mesure administrative adoptée par Augagneur afin de faciliter le recrutement est la création de la circonscription du chemin de fer d’où proviendra la totalité des travailleurs de la division côtière . Les habitants de la région devront en outre assurer le ravitaillement en homme et en vivres des chantiers de la division côtière fournir une part importante de sa population aux tâches de portage.
Légende
Circonscriptions pour le ravitaillement
Circonscriptions pour le ravitaillement et le recrutement
Des prescriptions à la réalité
Nous venons d’exposer ce qu’a prescrit le gouverneur général entre 1921 et 1924. Les sources que nous avons consultées nous témoignent d’une chaîne administrative en apparence bien rodée, qui a été mise en place par le gouverneur général. Toutefois, à la lumière de certains faits, des failles importantes font rapidement leur apparition. Tout d’abord, il y a la question du personnel et de la qualité des services. Selon les mots de l’administrateur Thomann, nous comprenons que l’inspection de la main d’œuvre est difonctionnelle : elle « ne constitue plus qu’un intermédiaire d’une utilité contestable qui assure « tout juste […] un rôle de répartition des charges entre les divers circonscriptions et subdivision » . Il y a aussi la question financière, si importante aux yeux de l’administration, qui contribue à la dégradation des conditions de vie des travailleurs. Comme le rapporte le médecin inspecteur Levet, le service de l’inspection des travaux publics est « dominé par des considérations budgétaires » au point où l’inspecteur de la main-d’œuvre estime qu’une augmentation du taux de la ration de riz serait « dangereuse pour l’avenir du chemin de fer ». Pourtant, à en entendre les témoignages concernant l’alimentation des travailleurs, l’heure n’est pas à l’austérité alimentaire alors que le médecin du service médical de Pointe-Noire dit avoir vu, en parlant des travailleurs,
« de misérables faméliques se traîner à la visite dans un état de déchéance physique lamentable qui ne pouvait être mis sur le compte d’aucune affection connue, mais que seul expliquait un état voisin de l’inanition [et souffrait] d’une insuffisance de la ration, tout au moins de la qualité des denrées distribuées et qui bien souvent trouvaient avariées »
S’ajoute à ceci une négligence quant au transport de vivres et à leur distribution. Durant l’année 1923 par exemple, la distribution d’huile de palme jugée nécessaire à l’alimentation vint à manquer en raison d’une pénurie et aucune alternative ne fut proposée. Le stockage des réserves est lui aussi négligé. À Pointe-Noire, le riz mal entreposé se détériore rapidement en raison de la chaleur, de l’humidité et des rongeurs qui y établissent leur domicile .
Les tentatives de redressement du nouveau gouverneur général
Une fois entrée en fonction, le nouveau gouverneur général, Raphaël Antonetti va s’attacher à s’éloigner des orientations de l’ancienne administration qu’il n’hésitera pas à critiquer [6]. Toutefois, nous tenons à souligne que bien que les politiques d’Antonetti aient redressé la situation sanitaire et professionnelle sur les chantiers, il demeure injuste, à nos yeux, d’attribuer la moindre reconnaissance, de saluer ou de souligner l’atteinte d’une qualité de vie minimale. Il est vrai qu’en 1931, comme en témoigne le rapport de présentation en conseil de gouvernement, les conditions se sont franchement améliorées [7]. Le poste de M’Vouti comme les désormais « nombreux » magasins de vivres sont apparemment ravitaillés régulièrement. La route se fait maintenant en automobile ou en camion [8] et la ration a franchement été améliorée. Mais quel fut le chemin pour s’y rendre?
Afin de pallier les problèmes de gestion, Antonetti opte pour une refonte complète de la gestion des travaux publics par son prédécesseur Augagneur. Dès son entrée en fonction, il crée par arrêté une Direction des travaux publics et du contrôle du chemin de fer Brazzaville océan section côtière [9] et une Direction du service de la main-d’œuvre [10] dont l’objectif était de remplacer l’inspection de la main-d’œuvre à Sibiti trop loin et surchargé par les demandes des nombreux chantiers. Le premier était davantage chargé de la dimension technique des travaux et le second de l’administration de la main-d’œuvre sur les chantiers c’est-à-dire de son alimentation, de son coucher et de ses conditions d’existences [11].
En plus de cette refonte administrative, l’administration Antonetti lance la construction de deux routes permettant de rejoindre le Mayombe à partir de Pointe-Noire et depuis Kimbédi. Finalement, le recrutement est étendu au nord du Moyen-Congo, à l’Oubangui-Chari et au Tchad afin d’être en mesure d’augmenter les effectifs sur les chantiers tout en laissant un répit aux habitants des régions traversées par le chemin de fer . Il s’agit vraisemblablement d’une réponse directe aux résistances importantes d’une population habitant le long de la voie ferrée qui n’hésite pas à fuir au Cabinda portugais ou au Congo belge afin de se soustraire du recrutement de main-d’œuvre. À partir de 1926, l’Oubangui-Chari doit donc fournir 4 000 hommes, le Moyen-Congo 2 000 hommes et la circonscription du Pool 4 000 (pour la division Brazzaville). Puis, plus tard dans l’année, la population du Moyen-Congo eut à répondre à des demandes supplémentaires de 1 000 hommes pour ceux de la circonscription du chemin de fer et 200 par circonscriptions (Haute-Sangha, N’Goko Sangha, Likouala-Mossaka, Alima Léfini et Bas-Oubangui) [12].
La dernière réforme menée par le gouvernement général est celle de 1929 voulant transformer le service de la main-d’œuvre. À la suite des recommandations de l’inspecteur général Lasnet et de l’appui du ministre des colonies, l’administration civile du service de la main-d’œuvre est remplacée par un personnel militaire. Cette refonte devait permettre d’atteindre un double objectif. Puisque les recommandations spécifient, entre autres, l’augmentation du personnel européen présent sur les chantiers et que la colonie connait une pénurie de personnel, l’envoi d’un personnel militaire devait permettre au gouvernement général de conserver son personnel tout en assurant une présence accrue dans le Mayombe et sur les chantiers [13]. Usant de cette nouvelle structure, le gouverneur général décide de créer « une unité de commandement » relevant directement de lui plaçant, à sa tête, un lieutenant-colonel ayant comme titre officiel Commandant dans le Mayumbe de la Division côtière du chemin de fer Congo-Océan [14] à qui incombe la responsabilité de coordonner tous les services, autrefois isolés, découlant de la main-d’œuvre. Cette réforme devait permettre d’assurer un effectif [15] administratif minimal sur l’ensemble des chantiers et d’y implanter des cadres plus aptes à commander des « indigènes » dans les conditions du Mayombe [16].
Légende
Moyen-Congo
Oubangui-Chari
Et les limites
À première vue, l’administration Antonetti semble porter une attention particulière au sort des « indigènes » souffrant de la construction du chemin de fer. Toutefois, il faut se méfier des bonnes intentions du gouvernement général. En effet, comme en témoigne un premier rapport de l’organisation de la main-d’œuvre publié en 1927 , « tout a été improvisé avec des moyens rudimentaires, un personnel inexistant presque ». L’auteur, le lieutenant-gouverneur par intérim Marchessou se permettant même d’ajouter, à la veille de l’hécatombe humaine de 1928 [17], que les défaillances sont exceptionnelles. Pourtant ce n’était pas le cas. Comme en témoignent les multiples rapports du médecin inspecteur Lasnet en 1928, l’état de la plupart des chantiers du Mayombe est déplorable. Les travailleurs sont laissés dans des conditions d’existence et de travail laissant franchement à désirer.
Les travailleurs mobilisés et les mécanismes du recrutement
Le recrutement des travailleurs Kongo, Téké et M’Bochi du Moyen-Congo
Les travailleurs mobilisés dans les circonscriptions du Moyen-Congo sont issus majoritairement des populations Kongo, Téké et M’Bochi que l’on peut associer aux espaces géographiques de la vallée du Kouilou-Niari, de la région au nord de Brazzaville et de la portion au nord de la cuvette, une région englobant les circonscriptions administratives du Bas-Oubangui, de la Haute-Sangha et de la Likouala-Mossaka [18].
Les Kongos dont le territoire traditionnel est littéralement traversé par le chemin de fer Congo-Océan [19] ont été sévèrement touchés par les diverses demandes de l’État colonial. Outre le recrutement de main-d’œuvre pour le chemin de fer, cette tranche de la population congolaise eut à répondre à de nombreuses autres requêtes d’ordres économiques. À l’époque le portage, qui demeurait « essentiel » au transport des vivres mobilisait un nombre extrêmement important d’habitants. De plus, les cultures intensifiées dans la région mobilisèrent une autre part importante de la population. Entre 1921 et 1925, les pressions de l’administration coloniale furent donc extrêmement importantes à la fois sur les habitants et les chefs de village. Les Kongos de la subdivision du chemin de fer devaient, d’une part, assurer la construction de la route depuis Mindouli jusqu’à M’Vouti, travailler sur les cultures vivrières et d’autre part, assurer les cultures vivrières et puis assurer le travail requis par les compagnies concessionnaires, et enfin travailler dans le Mayombe et y assurer le portage. Il va sans dire qu’au moment de l’adoption du recrutement « étendu » la région, déjà clairsemée en habitant, se trouvait désormais dans un état déplorable.
Il faut attendre 1925, au moment où le recrutement est étendu au nord du Moyen-Congo, pour que d’autres groupes ethnolinguistiques soient touchés. Il y a tout d’abord les populations Tékés, qui habitent au nord de Brazzaville principalement dans la région dite de la cuvette dans les circonscriptions de l’Alima-Léfini et de la Bouenza-Louessé . Il y a ensuite les populations M’Bochis que l’on retrouve principalement dans la circonscription de la Likouala-Mossaka et la région que l’on nomme aujourd’hui La cuvette. Puis à l’extrême Nord de la colonie, on retrouve les Makaa au sud de la frontière du Cameroun, les Sangha en Bas-Oubangui et en Haute-Sangha et les Oubanguiens en Bas-Oubangui et dans le Lobaye . Comme ce fut le cas pour les Kongos, le recrutement pour le Congo-Océan s’est tout simplement ajouté aux demandes « normales » auxquelles les « indigènes » étaient déjà confrontés c’est-à-dire la production de vivres, l’exploitation des plantations et le travail prestataire pour les travaux routiers, etc.
L'épuisement des habitants
Un échange de lettres entre le chef de la circonscription du Kouilou et les chefs des subdivisions de Madingou et de N’Tima nous permet d’illustrer l’ampleur des demandes auxquels ont été confrontés les Kongos. En 1925, le chef de la circonscription demande que les chefs de subdivisions mobilisent en tout temps, 200 travailleurs prestataires pour la construction de la route Mindouli/M’Vouti. En outre, il demande 60 prestataires pour des travaux divers, 60 porteurs et 110 hommes pour le chemin de fer. La subdivision envoie aussi à Pointe-Noire, mensuellement, 9 000 kilogrammes de manioc et 1 000 kilogrammes d’huile de Palme. Le chef de subdivision estime d’ailleurs qu’un minimum de 1 000 habitants travaille pour les compagnies concessionnaires de la subdivision. Il faut en plus ajouter toutes les personnes recrutées par les particuliers, les manœuvres engagées par les commerçants et les industriels, en l’occurrence les bateliers, les engagés du port de la ville de Pointe-Noire, les cuisiniers et les domestiques [20]. À la lumière de ces chiffres, nous comprenons que la vie des habitants de la région tourne autour des demandes incessantes de l’administration et des engagements passés auprès des entrepreneurs et particuliers.
ANOM, GGAEF 3H, dossier 7, Marchand, « Rapport sur l’emploi de la main-d’oeuvre prestataire dans la circonscription du Kouilou », p.1 à 8, aout 1925.
En somme, la mobilisation des habitants de la colonie du Moyen-Congo est similaire, mais étendue dans le temps. Au Nord comme au Sud, avant les demandes de main-d’œuvre pour le Congo-Océan, les habitants répondaient déjà à une demande en prestation et en main-d’œuvre excessive. Le recrutement pour le chemin de fer a donc été ajouté sans le moindre ajustement en ce qui a trait au modèle de travail établi dans ces circonscriptions. Que ce soit en tant que prestataires aux travaux publics, manœuvres, capitas, travailleurs de plantation, les demandes pour le Congo-Océan ne font que s’ajouter à une charge déjà très importante. Qu’en est-il pour les habitants des colonies voisines des territoires coloniaux de l’Oubangui-Chari et du Tchad?
Légende
groupe kongo Groupe Kongo
Groupe Kota Groupe Kota
Groupe M'Bossi Groupe M'Bossi
Groupe Oubanguien Groupe Oubanguien
Groupe Sangha Groupe Sangha
Groupe TékéGroupe Téké
Groupe MékéeGroupe Mékée
Groupe ÉchiraGroupe Échira
Groupe BayaGroupe Baya
Groupe BantuGroupe Bantu
Groupe MbedetékéGroupe Mbedetéké
Le recrutement des habitants de la colonie d'Oubangui-Chari
En 1924, lorsque le gouverneur général Antonetti ordonne le recrutement dans les régions au nord du Moyen-Congo, la vie de milliers d’habitants de l’Oubangui-Chari est sur le point de basculer. À l’époque, comme leurs homologues du Moyen-Congo, ils sont touchés par les activités commerciales des compagnies concessionnaires, par le travail sur les plantations et par les demandes de prestation de travail au sein des travaux publics (entretien et construction de routes). Avec cette nouvelle ordonnance accompagnée d’une réorganisation administrative, le Lieutenant-Gouverneur Lamblin est appelé à fournir pas moins de 4 000 travailleurs pour l’année 1925 et 6 000 pour l’année 1926 . L’Oubangui-Chari devient alors le principal théâtre du recrutement pour le Congo-Océan. Mais qui sont ces travailleurs recrutés et d’où proviennent-ils?
Légende
groupe banda Groupe Banda
groupe ngbandi Groupe Ngbandi
repression Groupe Mbum
oubanguiens Groupe Oubanguien
temoignage Groupe Sara
ColonialismeGroupe Baya
associationGroupe Nzakara Zande
placespubliquesGroupe Nilo-saharien
Tout d’abord, il est essentiel d’aborder le recrutement des Saras dans les circonscriptions du Moyen-Chari et du Moyen-Logone. Initialement désignées comme deux circonscriptions du Tchad, elles sont rattachées à la colonie de l’Oubangui-Chari afin de faciliter le recrutement de ses habitants. Désigné comme étant « la belle race » par les autorités coloniales, les populations Sara étaient une des principales cibles du recrutement pour les travaux publics, le portage et l’armée44. En effet, l’administration et les ethnologues estimaient que les Sara étaient plus grandes et plus fortes que les autres habitants des colonies d’Oubangui-Chari et du Tchad comme les Bandas, les Panas ou les Oubanguiens. Lorsque le recrutement est étendu au Tchad et à l’Oubangui-Chari, ils sont, par conséquent, systématiquement visés par le recrutement alors que des membres des gouvernements demandent que l’on priorise leur embauche45. À la lumière d’un tableau recensant la totalité des contingents partis de l’Oubangui-Chari en 1926, nous arrivons à la conclusion que 52% des contingents sont formés de Sara en provenance du Moyen-Logone ou du Moyen-Chari46.
ANOM, GGAEF 3H, dossier 7, Auguste Lamblin, Nouveau plan de campagne des travailleurs, 19 juin 1926, 1p.
Plus globalement, à l’échelle de l’Oubangui-Chari, le portrait des travailleurs se diversifie. À l’Ouest, se sont surtout les communautés Bayas et les M’Boum qui sont touchés par le recrutement alors qu’à l’Est ce sont davantage des Bandas, des N’Zakara Zandé et des Oubanguiens qui sont concernés. Puisque le recrutement touchait surtout les Sara, les communautés suscitées ont été touchées, dans une moindre mesure, par le recrutement. Toutefois, il n’en demeure pas moins que les pressions exercées sur les habitants occupaient une place importante de leur vie quotidienne. Au même titre que l’impôt de capitation et que les prestations, le recrutement pour le Congo-Océan soulève des tensions importantes et occasionnent des affrontements sanglants, que nous aborderons plus loin, entre des ressortissants « indigènes » qui expriment un ressentiment clair à l’endroit du commandant et d’un État colonial qui tient mordicus à construire sa voie ferrée.
Un portrait individuel
Maintenant que nous avons brossé un portrait ethnogéographique général du recrutement de main-d’œuvre, qu’en est-il du profil individuel de ces travailleurs. En ce qui a trait à l’âge, ils ont moins de 45 ans et les plus jeunes que nous avons pu identifier dans nos archives avaient environ 20 ans. Or, les « indigènes » dans la vingtaine que nous avons identifiés furent renvoyés avec les mentions « inapte » « inapte trop jeune », « inapte insuffisante musculaire jambes »47 lors d’une inspection à Mavouadi lors de leur arrivée aux chantiers en mars 1928. On peut donc estimer que la majorité des travailleurs sont âgés de 30 à 45 ans. Ils sont tous des hommes (il faut toutefois mentionner que des femmes accompagnent leur mari) qui ont une taille minimale est de 1 m 60 et un poids variant grosso modo entre 50 et 70 kilos48. Toutefois, il faut mentionner que la plupart des recrues dont le poids frôle le 50 kilos sont renvoyés pour « insuffisance musculaire » dès leur admission à Mavouadi.
ANOM, GGAEF 3H, dossier 7, Lefrou, fiche d'évaluation individuelle, mars 1928, p.1-28.
Étendre le recrutement à l’Indochine afin de sauver le Congo-Océan ou l'odyssé des travailleurs chinois
En 1929, alors que l’hécatombe humaine bat à plein régime sur les chantiers du Mayombe, le ministre des colonies, André Maginot suggère de recruter des coolies en Indochine française afin de pallier le manque de main-d’œuvre sur les chantiers. L’embauche de ces « travailleurs chinois » est en fait le vestige d’une pratique occidentale datant du 19e siècle et consistant à l’emploi de travailleurs asiatiques sur des plantations, par exemple, alors qu’ils sont imaginés comme étant « serviles » et « sans personnalité individuelle »49. Abondant dans ce sens, l’administration française au Moyen-Congo entreprend, pour ces raisons, l’embauche des coolies « chinois ». Reprenant le modèle qui fit la « force » de l’embauche des travailleurs asiatiques, les gestionnaires européens en AEF comptent bien user de leur force pour mener à terme la construction du Congo-Océan.
Il importe tout d’abord d’identifier d’où viennent ces « travailleurs chinois ». Ils sont recrutés majoritairement à Hong-Kong par le gouvernement général de l’Indochine50 puis ils sont transportés, par bateau, jusqu’à Pointe-Noire. Selon les mots du capitaine Houdre, commandant du camp chinois au kilomètre 104, ce sont des gens assez « normaux » qui occupaient des postes divers à Hong-Kong. On y retrouve notamment des blanchisseurs, des pêcheurs, des cordonniers, des coiffeurs, des employés de commerce ou des engagés. Il y a aussi des curieux attirés par l’attrait de l’inconnu et d’un voyage gratuit51. Une certaine hiérarchie sociale, officialisée par l’administration française, tient compte de leur profession ou de leur statut social antérieur. Les travailleurs sont séparés les uns des autres en fonction de leur ancien statut social. Les « évolués » présents sur les chantiers sont, par exemple, considérés comme réfractaire vis-à-vis de certaines tâches aux qu’ils jugent déshonorantes et sont mis à l’écart afin d’éviter que leur « mauvaise volonté » ne se transfèrent aux autres. Au portrait général s’ajoutent aussi des communistes ou des révolutionnaires, des intellectuels, des travailleurs d’usine et enfin des agriculteurs52.
En accord avec l'analyse faite par Julia Martinez, nous reconnaisson qu'il est difficile de dire si ces engagés étaient volontaire. Après tout, l'AEF est un territoire lointain dont ils ne connaissent rien et dans lequel ils ne trouveront pas de communauté diasporique. De plus, quelques années auparavant, le gouvernement chinois avait refusé une demande française concernant le recrutement de travailleurs destinés à l'AEF. En outre, ceux recrutés à Hong-Kong devait initialement se rendre en Asie du Sud-Est britannique et ont été redirigé vers le Congo français. Par conséquent, que se soit en totalité ou partiellement, il est évident que certains travailleurs recrutés n'ont pas pu donner un conscentement éclairé concernant leur engagement.
Julia Martinez, « “Unwanted Scraps” or “An Alert, Resolute, Resentful People”? Chinese Railroad Workers in French Congo », art. cit., p. 80-81.
La route
C’est finalement le premier janvier 1929, depuis Kouang-Tchéou-Wen, les « travailleurs chinois » quittent, à bord du Dupleix, en direction de l’AEF dans des conditions relativement bonnes53. Dès leur arrivée à Pointe-Noire, ils reçoivent la visite d’un médecin et demeure sur place pour une période d’acclimatation. Au terme de celle-ci, ils sont dirigés vers le camp du km 104 où la plupart des recrues travailleront pour les deux années suivantes54. Les archives au sujet du recrutement des travailleurs chnois témoignent d’un certain souci quant aux conditions dans lesquelles les transports et la vie quotidienne se déroule. Bien que décrites comme étant meilleures, les conditions de vie de ces travailleurs demeurent exécrables et occasionnent leur résistance.
À leur arrivé, le débarquement se fait avec minutie. Par crainte d'occasionner l'éclosion d'une épidémie, « les asiatiques sont débarqués à raison d'une fraction de 125 manoeuvres chaque jour vers 8h et immédiatement conduit à la formation sanitaire » où ils seront examinés puis incorporés et enfin isolés dans un local spécialement réservé.« Le reste de la journée, les manoeuvres reconnussains seront douchés - épouillés et nourris et logés pour a niut à la formation sanitaire [...]. Après un séjour à Pointe-Noire lors duquel ils doivent "s'Acclimater" et sont suivis par des médecins du service médical de Pointe-Noire. Une fois cette période franchie, ils se mettent en route par voie ferrée jusqu'au kilomètre 90, puis à pied jusqu'à M'Boulou où ils passeront la nuit. Le lendemain ils se rendent enfin au camp définitif au kilomètre 104 et peuvent s'y installer.
Les résistances
Les travailleurs recrutés en Chine se caractérisent par leur réflexe d’organisation ouvrière et leur propension à mener des actions coordonnées afin de faire valoir des doléances communes auprès de Houdre capitaine du camp du kilomètre 104 à M’Boulou . Leur ressentiment à l’égard des administrateurs coloniaux, notamment en raison des conditions d’existence dans le Mayombe, s’exprime ainsi par le regroupement ouvrier et la confrontation plutôt que par la fuite et l’évitement caractérisé par les formes de résistances adoptés par les travailleurs « indigènes ». La relation de travail se caractérise quant à elle par la contrainte et la coercition. En cas de refus de travail, de coups et blessures, de vol ou emport d’avance , des poursuites judiciaires peuvent être engagées contre les travailleurs chinois qui font l’objet de plainte ou qui sont suspectés comme responsables d’actions subversives . On procède ensuite à l’envoi à Pointe-Noire ou au rapatriement des travailleurs reconnus coupables . Pour des raisons que l’administration regroupe sous la rubrique de « mauvais esprit », elle justifie l’emprisonnement et la mise à l’écart de certains « mauvais éléments » .
La route suivie par les travailleurs « indigènes » recrutés pour les chantiers du Congo-Océan
Dans cette dernière section, nous chercherons principalement à analyser la route empruntée par les travailleurs recrutés pour les chantiers du Congo-Océan. Nous diviserons cette section en trois parties, qui illustreront, à nos yeux, les étapes du convoiement entre les villages et les chantiers. La première, consacrée au recrutement en Oubangui-Chari et au Tchad, la seconde concernant le chemin suivi par les travailleurs regroupés à Bangui (chef-lieu de l’Oubangui-Chari) puis ceux recrutés dans le Nord de la colonie du Moyen-Congo et enfin, la route séparant Brazzaville et le camp de transition des chantiers du Congo-Océan.
La route de Fort-Archambault à Bangui
Les travailleurs recrutés dans les colonies de l’Oubangui-Chari et du Tchad sont tout d’abord désignés par le chef de terre puis regroupés au chef-lieu de circonscription. Sur place, ils sont visités par un médecin et ils reçoivent, en principe , une couverture et une ration de vivres permettant de se rendre au prochain poste administratif . Au moment du départ, les travailleurs constituent des groupes composés de 20 à 25 travailleurs et d’un cuisinier. Estimant essentiel d’encadrer les déplacements, le gouvernement prescrit la mobilisation « de gardes choisis avec soin et dressés en conséquence sous la surveillance d’un Européen toutes les fois que la chose est possible ». C’est une manière pour lui d’assurer un contrôle sur les déplacements, sur la consommation des rations et sur les fuites possibles de travailleurs. Le gouvernement général estime ainsi évite un « déchet » trop important et trop couteux pour les finances précaires de la colonie.
Légende
groupe banda Principales routes suivies
groupe ngbandi Points de départ de circonscription
groupe ngbandi Point d'arrivé
La route que les travailleurs suivent ensuite est caractéristique de l’État financier de la colonie. Toujours prêt à réduire ses efforts de protection des travailleurs pour assurer une situation financière saine, l’administration coloniale, convoie, sur plusieurs centaines de kilomètres, des travailleurs dans des conditions d’existence médiocre. Le trajet, une route d’étapes d’un minimum de 25 km à pied, est parsemé de quelques gîtes en mauvais état et de postes administratifs. Le seul « repos » prolongé pensé pour eux est au moment de passer dans les postes lorsqu’ils sont invités à y rester pendant huit jours . Or, soucieux de l’autonomie des travailleurs, ou plutôt de ses finances, l’administration laisse la responsabilité de l’alimentation aux recrues. Ils doivent cuisiner et gérer des ressources qui leur ont été données lors de leur départ. Dans d’autres cas, ils reçoivent une somme d’argent qu’ils peuvent utiliser, théoriquement, pour acheter ce dont ils ont besoin . En plus de se déplacer à pied sur des centaines de kilomètres, les travailleurs doivent porter une charge de 30 à 40 kilos devant assurer leur subsistance pendant une vingtaine de jours.
L'arrivée à Bangui
L’ensemble des trajets, qu’ils viennent du Nord, de l’Est ou de l’Ouest mènent tous à Bangui et peuvent durer jusqu’à 40 jours . Lorsqu’ils arrivent enfin à Bangui, les travailleurs sont regroupés à la mairie et aussitôt envoyés vers le camp de transition où ils sont pris en charge par l’administrateur en chef. Le camp est assez banal et, toujours dans le but de préserver les finances de la colonie, dépourvu d’infrastructure suffisante pour assurer le confort des recrues. On y retrouve des cases en pisé recouvertes de chaume dans lesquelles demeurent 50 hommes. Elles sont dépourvues de couchage et les travailleurs sont obligés de dormir sur un sol qui se retrouve souvent humide . Ce camp dont la capacité est de 1 000 personnes est aussi constamment menacé « d’encombrement » c’est-à-dire d’une surpopulation du camp. Lorsqu’il y a « encombrement », bien que des cases secondaires soient aménagées, l’état sanitaire des lieux se détériore rapidement. Les travailleurs tombent alors malades et sont envoyés à l’hôpital de Bangui pour y recevoir des soins . Cette situation témoigne de la précarité des conditions de vie, mais surtout de la négligence de l’administration vis-à-vis du corps des travailleurs .
Le séjour à Bangui dure généralement deux semaines durant lesquelles ils sont appelés à contribuer aux travaux publics et invités à visiter l’hôpital de Bangui afin d’y passer une inspection et d’y recevoir une série de vaccins préventifs. C’est à ce moment que le médecin sur place discrimine les travailleurs aptes et inaptes. Il est par ailleurs juste de croire que cette sélection n’est pas nécessairement rigoureuse . Pressé par les demandes de Brazzaville, il est probable qu’ils aient préféré l’envoi de travailleurs inaptes quitte à le voir travailler que quelques mois. Au moment du départ, les travailleurs sont regroupés en équipe de 20 personnes avec à leur tête un capita et reçoivent un habit kaki, une natte et 20 jours de vivres .
Le long des rivières et des fleuves
Que ce soient pour les habitants des circonscriptions au nord du Moyen-Congo ou les contingents formés à Bangui, à partir de 1925, le gouvernement général légifère, avec ses mêmes habitudes de gestion financière, le transport humain qui s’effectue le long des rivières et des fleuves en direction de Brazzaville. Par conséquent, soucieux de préserver finances, le gouvernement général, plutôt que de s’en occuper lui-même, mandate différentes compagnies privées qui reçoivent la responsabilité du transport des recrues. Par exemple, la Compagnie des messageries fluviales Afrique-Congo est responsable d’acheminer depuis Ouesso et Bangui, les travailleurs recrutés. Sur les chalands aux toits arrondis des compagnies, on retrouve alors de 50 à 250 travailleurs qui y sont entassés dans des conditions assez médiocres. Dans son rapport, l’inspecteur Lasnet souligne que :
Rien n’avait été préparé, et on a utilisé tous les chalands disponibles, même ceux dont la cale est fermée avec des tôles cintrées ne laissant sur le bord qu’un étroit passage; le trafic des marchandises a continué et les travailleurs, pêle-mêle avec le fret, ont été entassés sans abri, exposés à la pluie, au soleil, aux nombreuses escarbilles que donne le chauffage au bois et n’ayant de place ni pour reposer, ni pour satisfaire leurs besoins, ni pour cuisiner .
Cette même négligence touche aussi les rations des travailleurs. En cas d’imprévus divers, il est fréquent qu’ils soient contraints à un jeun de quelques jours faute d’une quantité de vivre insuffisante .
Ces conditions de transport difficiles s’expliquent par l’inexistence d’une norme avant l’adoption de l’article 15 de l’arrêté du 28 juin 1927. Dans celui-ci, le gouverneur général annonce que le nombre maximal de passagers qui pourront prendre place sur les chalands devra être précisé par une commission spéciale de visite nommée par lui-même et prescrit l’installation d’une cuisine et d’une toilette sur le pont inférieur . La commission fixe alors un minimum d’un mètre cube par homme et avance que les quatre vapeurs de la compagnie Afrique-Congo pourront transporter un maximum de 200 personnes par unité alors qu’un administrateur européen rapatriable devra désormais accompagner les convois à bord du navire . Cette nouvelle politique ne vise toutefois pas le confort des travailleurs, mais plutôt de réduire, à un taux acceptable, la mortalité, qui se situe, en 1928 au 1/3 ou au ¼ de l’effectif .
Depuis le Nord du Moyen-Congo
Comme dans la colonie de l’Oubangui-Chari, les travailleurs de celle du Moyen-Congo sont regroupés par subdivision puis transférés vers le chef-lieu de circonscription. Lors de leur départ pour les chantiers, ou en direction de Brazzaville, ils sont accompagnés d’un européens, généralement le chef de subdivision, dont l’objectif est d’assurer un contrôle strict de ceux-ci, puisqu’une croyance veut que les capitas sont « incapable de comprendre l’importance de contrôler les travailleurs ». Cette politique témoigne du paternalisme avec lequel doivent jongler les travailleurs. Puisque l'administration juge les travailleurs incapables de prendre soin d’eux même, elle mobilise des cadres européens « responsable » . Cela témoigne aussi des phénomènes de résistance qui ont cours le long des routes et des rivières. Les capitas, parfois de connivence avec les travailleurs, n’exercent pas forcément le même contrôle que ce que souhaiteraient les administrateurs. En plus de leur escorte, les travailleurs reçoivent, théoriquement une ration de quelques jours en nature ainsi qu’une couverture . Or, en raison de la négligence et du souci financier de la colonie, la couverture est parfois abandonnée faute de matériel et la ration est souvent donnée en numéraire.
Légende
groupe banda Principaux trajets maritimes suivis
groupe banda Principaux trajets terrestres suivis
groupe banda Points de départ des bateaux
groupe ngbandi Camp de transition à Brazzaville
groupe ngbandi Service de la main d'oeuvre à Mavouadi
groupe banda Circonscriptions d'où les recrues quittent les chefs lieux à pied en direction de Brazzaville
groupe banda Circonscriptions d'où les recrues quittent les chefs lieux par bateau en direction de Brazzaville
groupe banda Circonscriptions d'où les recrues quittent les chefs lieux à pied en direction de Mavouadi
La route qui sépare les travailleurs recrutés au Bas-Congo des chantiers est généralement longue et composée de plusieurs étapes qui se font à pied. Pour leur part, les travailleurs du Haut-Congo se déplacent davantage par bateau depuis les différents ports que sont Ouesso, M’Baiki, Dongou ou Impfondo en direction de Brazzaville . Ils traversent alors des régions assez pauvres en vivre où ils peinent à trouver de quoi se nourrir et arrivent affamé aux gites d’étapes. De plus, mal équipés ils sont parfois obligés de dormir, à la belle étoile sans la moindre couverture ou dans d’autres cas, ils sont « exposés à la pluie et aux intempérie en général nus ». Dans des conditions similaires, ceux du Bas-Congo sont mis en route directement vers les chantiers du chemin de fer, à Mavouadi, où ils sont admis, vaccinés et intégrés aux équipes de travail. On parle ici des travailleurs de la circonscription du Kouilou, celle du chemin de fer et celle de la Bouenza-Louesse . Nul besoin de mentionner que la route est pour tous dangereuse et que les convoies laissent derrières eux, annuellement, plusieurs centaines « d’inaptes », de « disparus », « d’hospitalisé » ou de « décédés » .
L’arrivée à Brazzaville et la répartition sur les chantiers
Lorsqu’ils arrivent à Brazzaville, les travailleurs sont reçus par l’administrateur maire de Brazzaville et dirigés vers le camp de transition où ils passent un minimum de deux semaines . Une fois au camp, ils se retrouvent entre les mains du service de la main-d’œuvre dont les responsabilités sont de « centraliser tous les mouvements des travailleurs indigènes, de recevoir, loger, alimenter, faire reposer, contrôler tous les détachements du passage se rendant aux chantiers du Mayombe ou en revenant et d’entraîner progressivement aux conditions nouvelles d’acclimatement et de travail, les équipes arrivées » . À la tête de ce service, on retrouve un capitaine et cinq sous-officiers ainsi que dix tirailleurs et dix miliciens pour assurer la police et un médecin major responsable du service médical.
Lors de leur séjour, les travailleurs sont visités, sous l’autorité du commandant du camp, pour une revue complète de leur équipement. Ils reçoivent alors une nouvelle tenue ainsi qu’une couverture , le médecin visite l’ensemble des travailleurs afin de contrôler et de terminer la vaccination et ils passent un examen à l’institut Pasteur. Une fois les visites médicales effectuées, ils sont divisés en groupe (« malingre récupérable », apte et inapte au travail) puis dirigés vers différents partis du camp de transition. Cette division arbitraire vise à ce que l’administration et les médecins appellent « l’acclimatement ». Afin de lutter contre « le déchet » occasionné par les conditions de vie sur les chantiers, ils estiment qu’il faut « mettre au travail », le plus tôt possible, les travailleurs afin qu’ils s’habituent aux tâches qui leur seront demandées. Les aptes, ceux qui ne sont pas malades ou infirmes et dont « la constitution » respecte les standards fixés par l’administration sont envoyés au camp de Poto-Poto à Brazzaville où ils seront chargés d’effectuer des travaux progressifs et où ils connaîtront un changement de régime alimentaire. Les « malingres récupérables » pourront les rejoindre, à la suite d’un entraînement et d’un régime alimentaire particulier. Enfin, les inaptes, c’est-à-dire « tous les autres sujets ainsi que les sujets manifestement trop jeunes ou présentant des indices de sénilités », sont à « réformer » et par conséquent maintenus sur place le temps qu’ils se reposent, puis sont renvoyés dans leur village.
Au terme de leur séjour au camp de concentration des travailleurs, ceux dont les capacités physiques n’ont pas diminué et dont la santé ne s’est pas détériorée, prennent la route vers le Mayombe. Au moment du départ, en plus de la vaccination de procédure, ils reçoivent une couverture, une serviette, une gamelle, une cuiller et un complet kaki sur lequel il est écrit Congo-Océan . Ils reçoivent aussi deux jours de vivres leur permettant de se rendre Mindouli et sont accompagnés de deux miliciens, toujours dans l’objectif de policer et contrôler les travailleurs, qui forment des contingents de 150 personnes. À quelques reprises, ils s'arrêtent à divers poste où ils sont censés recevoir une nouvelle ration ainsi que la visite d'un médecin. Ils progressent ainsi jusqu'à leur incorporation à Mavouadi où ils commenceront enfin à travailler après un périple d'environ 3 mois (GGAEF 3H 9 0148).
Au terme de leur contrat, ils reprennent la route en sens inverse depuis Mavouadi. Nul besoin de mentionner les conditions dans lesquels s’effectuent les déplacements. Les mêmes abris et le même climat attendent les travailleurs et, comme pour la route d’aller, le tribut est cher payé. En 1927, par exemple, sur les 4 134 travailleurs libérés puis mis en route vers Brazzaville, 258 sont hospitalisés à Loudima ou à Mindouli et 47 personnes y décèdent. Cela sans compter les pertes non recensées essuyées en cours de route, les « disparus ». Lorsqu’ils arrivent à Brazzaville, leur état de santé n’est guère mieux, sous-alimentés et malades, de nombreux travailleurs passent jusqu’à cinq semaines au camp de transition alors qu’ils y sont employés pour des travaux d’entretien du camp ou des travaux de terrassement sur les chantiers des travaux publics. Entre Brazzaville et les villages d’origines, la route est la même, à pied ou par bateau, ils reprennent une route dans des conditions médiocres ce qui occasionne, en 1927, entre Brazzaville et Bangui, le décès d’au moins 61 personnes ce qui est certainement au-dessous de la réalité.
Chapitre III
Lieux de coercition, de résistance et de négociation
Dans ce chapitre, l’accent sera mis sur l’étude des « lieux de négociation [1] » où il s’agira d’identifier des lieux de dialogues entre un espace coercitif pensé par le colonisateur (dicté par des mentalités impérialistes/capitalistes, des intérêts de « mise en valeur » économiques et par l’édification d’un système de commandement) et un espace plus subtil, celui du colonisé, qui se dessine dans la quotidienneté des travailleurs. Considérant l’acte de domination spatiale dans lequel le colonisateur tente de s’approprier l’espace du dominé en le rationalisant selon ses propres desseins et en encadrant les populations [2], nous chercherons à étudier des lieux où les travailleurs ont vraisemblablement réussi à affirmer leur existence et à prendre le contrôle d’un espace en adoptant et en développant « un ensemble d’attitudes protéiformes pour subir le système avec le moins de contraintes possibles [3]». Notre objectif sera de comprendre comment les administrateurs coloniaux ont procédé afin de contrôler les milliers de travailleurs « indigènes » nécessaires à la construction et comment ces derniers ont su développer des stratégies leur permettant de négocier, de contourner ou encore de résister dans un espace coercitif. Nous chercherons ainsi à prouver notre hypothèse énonçant que le système de violence et de coercition qui a permis aux administrateurs coloniaux de recruter la main-d’œuvre nécessaire aux travaux publics a entrainé l’apparition de pratiques sociales que nous qualifions de « lieux de négociation » mettant en scène administrateurs coloniaux et « indigènes ». Nous estimons que nous serons en mesure de cartographier ces lieux en superposant l’espace colonial d’encadrement [4] et celui du résistant [5].
La contrainte et le recrutement à outrance
La construction du Congo-Océan ne s’est pas faite sans difficulté. Après les premiers recrutements de 1922 à 1924, une rumeur, la « rumeur de la machine [6]», se propage sur l’ensemble du territoire visé par les recrutements pour le Congo-Océan. Des témoignages dans les sources nous permettent d’ailleurs de défendre cette idée. Par exemple, l’administrateur local de Souanké en N’Goko-Sangha, un certain Allys, souligne, alors qu’il se plaint des difficultés à effectuer le recrutement, que : « les anciens travailleurs rapportent de leur séjour un sentiment de frayeur dû à la trop forte mortalité qu’ils ont pu constater sur les chantiers [7]». Dans une autre subdivision, celle de Fort-Rousset (actuel Owando), un capita rapporte un fait similaire. Selon lui, « les Makouas se sauvent, car ils ont reçu l'ordre, d’un […] nommé Osséré qui travaille à la mission de Fort-Rousset […] de se sauver, car au chemin de fer ils mourront tous [8]». Dans un climat de crainte occasionné par le recrutement du chemin de fer, nous comprenons que l’administration française se heurte parfois à un refus catégorique de certains « indigènes » et commence dès lors à mobiliser différentes stratégies pour assurer le ravitaillement en vivres, mais surtout en travailleurs pour l’ensemble des chantiers.
Les lieux de la coercition en AEF
Vous pouvez cliquer sur les icones afin de consulter l'ensemble des lieux de coercition que nous avons repéré dans les sources.
Afin de contrôler l’espace colonial, l’administration européenne positionne différents postes ou lieux de contrôle sur l’ensemble de son territoire. La plupart des infrastructures coloniales ainsi que les « ressources indigènes » était donc déjà présente sur le territoire bien avant la construction du chemin de fer. Or, comme nous l’avons vu précédemment, l’administration, après l’avènement du gouverneur général Antonetti décide de mobiliser ces ressources afin de faciliter l’acheminement constant de travailleurs, de ressources et de capital. Ce réseau de routes, de pistes, de postes et de villages compose l’espace d’encadrement en AEF [9]. Comme nous le verrons plus loin, les « indigènes » recrutés pour le chemin de fer n’hésitent pas à s’affirmer en marge de cet espace, à le remettre en question et à le contourner. Le gouvernement colonial s’estime ainsi obligé d’utiliser des moyens contraignants pour assurer la réussite de son projet qui passe par le recrutement d’un nombre suffisant de travailleurs.
Les premiers centres de domination que nous avons identifiés se trouvent à Brazzaville et à Bangui où se situent respectivement le gouverneur général et le lieutenant-gouverneur. Constamment en contact avec les différents chefs de circonscriptions, ils cherchent à faire respecter le plan de recrutement annuel et n’hésitent pas rappeler les chiffres fixés ainsi que les manques à combler. Dans un télégramme du 13 novembre 1926, par exemple, le gouverneur général demande au chef de circonscription de la Haute-Sangha de « presser le recrutement de façon qu’il soit terminé à la fin de cette année [10]». Un cas homologue est observé dans une lettre adressée au chef de la circonscription du Bas-Oubangui il lui rappelle que les troubles politiques prédis « ne sauraient arrêter le recrutement prescrit [puisque] la construction du chemin de fer est une œuvre capitale qui doit primer tous les autres intérêts [11]». L’insistance avec laquelle il demande l’envoi de travailleur a toutefois vraisemblablement laissé des administrateurs, peut-être peu expérimentés, dans un état de découragement moral. En effet, comme en témoigne la correspondance de Salin un administrateur de la subdivision de Kimboto, la tâche parait impossible. Pour ce dernier, les demandes incessantes ou « les demandes de construction immédiate » ne font que pousser à l’exaspération des « indigènes » et il refuse, par conséquent, de « prendre part aux actes de banditisme nécessaires en particulier pour exécuter le recrutement » que demande le gouverneur général [12].
En plus de Brazzaville et de Bangui, les chefs-lieux de l’ensemble des circonscriptions et des subdivisions représentent des lieux de coercition et de maintien de l’ordre quotidien. Ces lieux de pouvoir ont pour objectif de régir l’acheminement régulier des vivres et des travailleurs en direction de Bangui, de Brazzaville ou de Mavouadi. Le personnel local se retrouve alors, dans les mots du gouvernement général, « chargé du maintien de l’ordre, de la perception de l’impôt, de tout travail administratif, judiciaire, politique et économique [13]», mais aussi de recruter les travailleurs pour les compagnies concessionnaires, le service de la main-d’œuvre et les chantiers du Congo-Océan. Or, comme mentionnées, ces demandes incessantes occasionnent un climat de tension dans les circonscriptions. L’utilisation de miliciens ou de gardes, mais aussi de fonctionnaires locaux, devient alors essentielle au bon fonctionnement de la machine administrative. Comme en témoigne le rapport de tournée dressé par Marcel Marchessou, lorsque le respect des demandes laisse à désirer, on n’hésite pas à envoyer « de gardes pour appuyer l’autorité des chefs de terre [14]» ou à envoyer en tournée administrative un chef de circonscription afin de « permettre d’effectuer le recensement et mener une enquête sur l’état des cultures[15] ». La coercition menée par les agents du maintien de l’ordre joue ainsi un rôle majeur dans l’atteinte des objectifs visés par le gouvernement général.
Les routes automobiles, les pistes et les rivières occupent davantage une place de dialogue au cœur de l’espace colonial. En effet, sur celles-ci, il est possible d’observer à la fois la coercition et la résistance. En réaction aux fuites incessantes, mais aussi au « gaspillage » de nourriture, l’administration prescrit l’accompagnement des contingents par des capitas, et lorsque possible, d’administrateurs européens [16]. Pour Raphaël Antonetti, qui prescrit une telle mesure en 1926, ce genre d’encadrement, marqué par « la discipline et les sanctions militaires »[7] a pour objectif de garantir une exécution correcte de toutes les étapes du trajet sans craindre toute forme de désordre. Sous le spectre du commandement ou du maintien de l’ordre, la route s’effectue sous le contrôle d’un « Européen responsable », alors que le gouverneur général recommande des sanctions contre les récalcitrants, puis leur rembarquement à destination des chantiers à l’expiration de leur peine[18].
À Brazzaville et à Bangui, nous retrouvons un autre lieu de coercition, à savoir le camp de concentrations ou de transition des travailleurs. Dans ces camps, les nouvelles recrues sont confrontées à un contrôle sévère de leur quotidien. Non seulement ils sont appelés à travailler sur différents chantiers des travaux publics (des « tâches légères »), ils voient aussi leur alimentation, ainsi que leur milieu de vie, être modifiés. Détachés de leur village, ils ne travaillent plus à leurs tâches habituelles, ils doivent visiter un médecin régulièrement (ce qu’ils semblent répugner) et ils doivent manger l’alimentation dite « des travailleurs ». L’administration locale les force à la tâche « pour les habituer au travail et les entrainer à la fatigue » puis les contraint dans leur régime alimentaire afin de les habituer à la nouvelle ration dite « des chantiers »[19]. Afin de se soustraire aux nombreux inconforts et fuir une mort en apparence certaine, les travailleurs n’ont plus qu’à déserter. Or, la police coloniale, comme nous le verrons plus loin, est extrêmement sévère à ce sujet.
Les chantiers sont nos derniers lieux de coercition. Sur ces derniers, le contrôle est exercé selon les mêmes mentalités. Des agents de police, des capitas et des chefs de chantiers sont présents sur ceux-ci et bien qu’ils n’aient aucun pouvoir juridique ou législatif[20], les sources témoignent du rôle important qu’ils occupent dans le contrôle des travailleurs. Ce personnel est mobilisé dans plusieurs cas pour retrouver des « déserteurs » ou intervenir contre les travailleurs jugés paresseux ou ceux montrant un « mauvais esprit ». En cas de crime violent, ils sont là pour maitriser et jeter en prison les coupables. Par exemple, en janvier 1932, au secteur IV, une lettre de Rogier adressé au gouverneur général mentionne que « le chef de chantiers a infligé pour mauvaise volonté ou paresse, une punition de 15 jours de retenue de salaire et un travail sur un chantier disciplinaire à neuf travailleurs reconnus aptes après une visite médicale[21] ». Comme nous le verrons plus loin, ce ne sont pas seulement les lois qui assurent le contrôle des travailleurs. Le corps des « indigènes » mobilisé pour les travaux de construction devient rapidement la cible de « tâcherons », de chef de chantiers ou de capitas qui cherchent à punir tout manquement commis par leurs « protégés ».
Les lieux de coercition sont ainsi vraisemblablement utilisés afin de préserver un seuil minimal de rendement de la part des « indigènes ». Il demeure tout de même qu’un « indigènes » qui ne respecte pas les règles fixées sera puni. Enfin, il ne faut pas perdre de vue la violence physique faite à ces derniers. Malgré une supposée réduction et certaines traces de sanctions prises à l’endroit de coupables, il demeure que ce phénomène perdure durant l’ensemble de la période, et ce, principalement sur les chantiers. En effet, des gardes et des agents européens des compagnies privées, vraisemblablement motivés par leur racisme, continuent à frapper les travailleurs faisant preuve de « mauvaise volonté ». Or, comme nous le verrons dans la section suivante, ces actes ne sont pas tolérés par les « indigènes », qui au moment opportun, n’hésite pas à défier l’ordre voulu et penser par l’administration coloniale.
Les formes de la résistance
Outre les lieux de domination, l’espace colonial se constitue aussi d’un espace occupé par les dissidents, les « indigènes » qui refusent en totalité ou partiellement la domination coloniale. À ce propos Martin Thomas avance que « these sites of contestation are often rewarding, revealing the limitations of colonial power colonized people retained significant capacity to reconcile their enduring societal[22] ». Nous cherchons ainsi des « sites de contestations » ou des lieux de résistance afin de comprendre et d’analyser les formes de la réponse des populations « indigènes » au système de contrainte et de commandement mis en place par le gouvernement colonial français. Partant du postulat que les travailleurs adoptent et développent « un ensemble d’attitudes protéiformes pour subir le système avec le moins de contraintes possible[23] », nous tenterons de spatialiser ce phénomène de résistance dans l’objectif d’illustrer la dualité spatiale qui met en scène, d’un côté l’espace coercitif et d’un autre l’espace du résistant.
Sur la carte, vous pouvez cliquer sur les icones afin de consulter l’ensemble des lieux de résistance que nous avons repérés dans les sources.
La résistance dans les villages
Au cœur des villages, les communautés visées par le recrutement de travailleurs ont développé des tactiques de résistances diverses afin de contourner les demandes de l’administration. La première catégorie que nous avons identifiée est celle du refus d’obtempérer, qui se caractérise par diverses actions subversives menées par des villageois « indigènes ». Par exemple, à de multiples reprises, nous avons pu lire que des habitants refusent de se grouper en village destinés à la production vivrière[24]. Dans un même ordre d’idée, nous avons pu trouver des exemples de résistances caractérisés par la pure et simple destruction des ressources de l’administration ou la réduction à néant des efforts de « mise en valeur » notamment en ce qui concerne la « purification » ou la « sanitarisation » des villages. Le rapport politique trimestriel de la subdivision de M’Vouti pour l’année 1927 produit par Galonsy, chef de division, témoigne de ce que nous avançons. Dans son rapport adressé au Gouverneur général, il se plaint que les « indigènes » sous sa responsabilité utilisent le bois des cases qu’il a fait construire pour faire du feu, que le débroussaillement doit constamment être refait et que les cultures vivrières demandées par les administrateurs ne sont jamais semées[25].
Dans ce contexte d’opposition au recrutement pour les chantiers du chemin de fer, les « indigènes » en viennent parfois à se révolter directement. Au lendemain des premiers recrutements dans la colonie d’Oubangui-Chari, le chef de circonscription de l’Ouham mentionne, dans un rapport de situation politique pour l’année 1926, « que la situation politique est assez troublée » et que « le mauvais état d’esprit des indigènes donne lieu à plusieurs incidents sanglants suivis d’exodes nombreux »[26]. Le chef de la circonscription de Ouaka rapporte une situation similaire et mentionne que « quelques dissidences se produisent » et qu’un « noyau de populations réfractaires persiste dans la région de Koukourou »[27]. Dans la circonscription de Baguirmi, le constat rapporté par les chefs de subdivision est autant alarmant. Dans son rapport de recrutement, Monchamp, chef de circonscription du Baguirmi, mentionne une opération menée par quelques gardes dans le but de déloger des « indigènes » qui se sont réfugiés, dans le but de se soustraire du recrutement, dans les cavernes au sommet du mont Djimber[28]. Les rapports de situation politique et les rapports de recrutement sont à cet égard fort intéressants[29]. Ils nous permettent de comprendre que malgré de bonnes apparences dans les journaux ou la presse coloniale, la situation sur le terrain est tout autre. Des régions sont dites « réfractaires, hostiles ou mal connue [30]» par des administrateurs, qui mettent la faute des problèmes de recrutement sur les populations concernées. Cette relation tendue prouve que les populations dites « indigènes » n’ont pas accepté le recrutement sans broncher et n’ont pas hésité à affirmer leur ressentiment, avant même de quitter leur village en direction des chantiers.
L’exil, la fuite et le sabotage, trois formes de résistance propre à la migration de travail
La première forme de « résistance migratoire », celle de l’émigration pour éviter le recrutement, a été observée par de nombreux chercheurs[31]. Pratique notoire des résistances africaines à la colonisation, la migration au-delà des limites du commandement peut être observée à différents niveaux. Par exemple, des villages congolais situés sur la frontière du Moyen-Congo et des colonies voisines (Gabon, Congo belge, Soudan et Nigeria) se recomposent de l’autre côté de la frontière. Dans ces situations, les gens plient tout simplement bagage et s’installent de l’autre côté de la frontière dans l’espoir d’éviter le recrutement[32]. À l’intérieur même du territoire, il existe un phénomène similaire. Des villages frappés de plein fouet par le recrutement vont se relocaliser dans des circonscriptions à l’abri des requêtes impériales. Par exemple, les territoires de Zanaga ou du Plateau de Mbé, trop loin des postes administratifs, devenaient des « pull factor » migratoires puisque les gens qui y immigraient savaient très bien qu’ils ne pourraient être atteints par les agents du gouvernement colonial[33]. C’était donc une manière relativement efficace de fuir les ponctions et de résister aux demandes impériales. Enfin, de l’ordre de la résistance individuelle, les jeunes partaient souvent des villages dans l’espoir d’être engagés par des compagnies concessionnaires[34]. La raison de cette migration était principalement un choix. Plutôt que d’être recruté pour le Congo-Océan, les jeunes choisissent d’être engagés par les compagnies concessionnaires, qui ont reçu l’ordre d’embaucher tous les « indigènes » qui se présentent ou, dans les mots employés par Pégourier dans son rapport, s’engagent auprès de « colons en mauvais termes avec l’administration » pour se réfugier sur leur domaine[35].
La deuxième forme de résistance est la fuite pour se soustraire des convois pendant les déplacements vers les chantiers. Comme le rapport Joseph Gamandzori, des convois entiers disparaissent parfois[36]. Or, les archives que nous avons consultées témoignent davantage d’un phénomène généralisé à l’ensemble des contingents et dont l’ampleur touche davantage de 5 à 10% des effectifs recrutés. Par exemple, pour la totalité des contingents de l’Oubangui-Chari durant l’année 1929, un convoi sur deux arrive incomplet à Bangui en raison des « désertions »[37]. D’un point de vue plus global, pour l’année 1926 par exemple, le volume de désertion pour l’ensemble de l’AEF est de 609 sur 7 719 recrues soit environ 7,9% de l’ensemble des recrutements pour l’année[38]. Pour la route fluviale entre Bangui et Brazzaville, le constat est similaire. Pour l’année 1927, des 6 832 recrues qui transigent entre les deux chefs-lieux, 585 (8,5% du total) désertent[39]. En accord avec l’analyse d’Anthony Assiwajy, ce phénomène non marginal témoigne d’une prise de parole de la part des « indigènes » qui souhaitent partager leur ressentiment à l’endroit de l’administration coloniale[40].
Enfin, la troisième forme de résistance migratoire concerne le sabotage des convois, qui a lieu avant la mise en route des convois. Cette idée est avant tout une hypothèse avancée à la lumière des rapports du médecin de Bangui. Tel qu’évoqué plus haut, il est possible de suspecter que l’envoie de lépreux, de sommeilleux ou de tout autre malade est une tactique de la part de la population ou des chefs dont l’objectif est de nuire au recrutement ou qui souhaitent, du moins, garder les habitants les plus importants dans leur village. En effet, comme le suggère Sautter ou Gamandzori, certains chefs faisaient preuve d’une certaine « connivence » avec leurs hommes[41], c’est-à-dire qu’ils préféraient protéger ces derniers que de les envoyer aveuglément en direction des chantiers du chemin de fer. Le nombre important de malades recensé au sein des convois nous laisse croire que les chefs ont envoyé des gens de « faible constitution physique », et ce, en sachant très bien qu’ils seraient éventuellement renvoyés par les administrateurs coloniaux.
La résistance sur les chantiers et dans les camps
Dans les sources, il est possible d’identifier plusieurs cas de résistances propres aux chantiers. Du début à la fin des travaux, des chefs de chantiers se plaignent du rendement des « indigènes ». Selon ces derniers, le volume de travail accompli diminue, et s’affaiblit au point de devenir insuffisant [42]. Selon notre analyse, il est possible de voir ceci soit comme le fruit de demandes excessives ou comme une prise de parole de la part des travailleurs. En effet, face aux demandes incessantes de l’administration ou face à un travail pénible, les travailleurs décident de faire preuve de « mauvaise volonté » c’est-à-dire de travailler lentement, de procrastiner ou encore de revenir en retard des pauses. Nous pouvons aussi classer sous la rubrique de la « mauvaise volonté » celle de « l’insouciance », de « l’indocilité » ou de la « malpropreté » [43]. Sous ces appellations, nous décernons des formes résistance quotidienne de travailleurs qui cherchent visiblement à complexifier le travail de l’administration locale [44]. Par exemple, quand vient le temps d’entretenir les feux pour la nuit, les « indigènes » n’hésitent pas à utiliser le bois des cases, des barrières ou le matériel de couchage [45]. De même, lorsqu’ils sont invités à se séparer « par race » ou « par maladie », les travailleurs vont, comme s’en plaint le médecin Houillon dans son rapport de 1927, « se trainer malgré les barrières pour aller se coucher près d’un camarade malade » [46].
Dans d’autres cas, les travailleurs vont feindre la maladie dans l’espoir d’être exclus du travail. Or en réponse à cela, il n’est pas rare qu’une punition exemplaire soit adoptée [47]. Malgré celle-ci, la pratique demeure courante et il possible de trouver de telles mentions à de nombreuses reprises jusque dans les années 1930. Dans d’autres cas, ce sont simplement des individus, parfois dans anciens engagés, des « vagabonds » qui vont « se promener de chantier en chantier, sans engagements réguliers, travaillant huit jours et se reposant un mois » afin d’y recevoir nourriture et abris [48]. Ils souhaitent ainsi profiter de la situation, mais surtout de la désorganisation qui règne dans le Mayombe.
Négociation et amélioration des conditions de vie des travailleurs
Sur la carte, vous pouvez cliquer sur les icones afin de consulter l’ensemble des lieux de coercitions que nous avons repérés dans les sources.
Dans cette dernière section, nous tenterons de prouver l’existence des lieux de négociation où, quotidiennement, commandant et travailleur trouvent un terrain d’entente, et ce, même si préalablement, la discorde était de mise. Par conséquent, il sera question d’aborder le lien qui unit la coercition et la résistance. Présenté jusqu’à maintenant comme deux espaces distincts, le lieu de négociation devient un espace où la dichotomie colonisée/colonisateur perd son sens. Bien que l’opposition entre eux demeure, il reste que le cœur même de cette relation se trouve dans l’interaction qui allie la résistance et la contrainte. Pour l’administration, la négociation peut être le fruit d’un pragmatisme administratif, d’un calcul d’utilité, qui se décline ainsi : afin de recruter demain, mieux vaut éviter d’en demander beaucoup aujourd’hui. Or, ce n’est pas tout. La négociation est à la fois une des finalités de la résistance anticoloniale ainsi qu’une tentative de négocier ses propres conditions travail. Dans un premier temps, les travailleurs résistent aux demandes des administrateurs puis ces derniers, dans l’espoir de diminuer les révoltes, sont obligés de modifier le contrat qui unit le travailleur et la colonie. D’autre part, certains travailleurs trouvent leur compte dans le travail sur les chantiers du Congo-Océan. Ils acceptent donc, par exemple, de prolonger leur contrat de travail selon certaines conditions (augmentation de salaire, possibilité d’être accompagné de leur femme, ajustement du nombre de recrues à fournir, etc.) et profitent ainsi du contexte politique afin d’améliorer leurs conditions de travail [49].
En sommes, nous ne voyons pas la négociation des travailleurs comme des actes de résistance, mais comme une acceptation du statut de travailleur puis une tentative de modifier les modalités de leur subjugation. Plutôt que d’opter pour la voie de la « désertion », de la désobéissance ou de la révolte armée, certains essaient plutôt de moduler les formes de leur domination ou d’en réduire les inconforts. Du côté du commandant, la négociation est plutôt une tentative de réduire les risques de révolte et de s’assurer, en usant d’un minimum de contrainte [50], de maintenir les effectifs et les ressources nécessaires à la mise en valeur, ou dans notre cas, à la construction du chemin de fer. Le lieu de négociation se situe ainsi à l’interstice du lieu de résistance et du lieu de contrainte, mais empiétant tout de même constamment sur ces deux espaces complémentaires