Sources et méthodologie
Les sources mobilisées dans le cadre de cette recherche proviennent de plusieurs fonds d’archives coloniaux français. La plupart de ces documents sont des correspondances ou des rapports dactylographiés ou manuscrits rédigés par des administrateurs coloniaux (gouverneur général, lieutenant-gouverneur, inspecteurs généraux ou militaires). Ils sont notamment disponibles aux Archives nationales de Brazzaville (ANB) à Brazzaville, au Centre d’histoire d’étude des troupes d’outre-mer (CHETOM) à Fréjus et aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM) à Aix-en-Provence. Nous avons aussi eu recours à des sources issues de la littérature coloniale et anticoloniale, à des cartes anciennes disponibles dans la banque de données Gallica de la Bibliothèque nationale de France (BnF) ainsi qu’à des documents iconographiques disponibles sur les banques de données Gallica et IREL des ANOM .
Il faut tout d’abord mentionner que le dossier 5 de la sous-série 15H54 du CHETOM et la sous-série GGAEF 3H des ANOM forment la grande majorité de notre corpus. Les documents qui le composent regroupent de riches renseignements sur les travaux préalables à la construction du chemin de fer ainsi que des renseignements sur les motifs entourant le choix du tracé de la future voie ferrée. Les séries GG 125 et GG 137 des ANB , le dossier 5 de la série 15H54 du CHETOM ainsi que certains dossiers de la sous-série GGAEF 3H des ANOM nous permettent de comprendre, dans une dynamique spatiale, la manière dont se sont déroulés les travaux. Ces archives nous aident à saisir la manière dont les travailleurs africains : Sara, Baya, Batéké et autres ont été recrutés, les modalités de leur « convoiement » vers les chantiers et enfin leurs conditions de vie. Afin de compléter cette dimension de notre recherche, nous avons consulté certains dossiers de la sous-série GGAEF 3H des ANOM et les séries GG 444 et GG 337 des ANB . Ces précieuses sources d’archives nous ont assisté dans l’appréciation des éléments qui composent la quotidienneté des travailleurs à savoir les formes de leurs résistances et l’apparition des « lieux de négociation ». Pour leur part, les ouvrages issus de la littérature coloniale et anticoloniale nous ont aidés à la fois à cerner et à saisir les motifs impériaux qui encouragèrent la construction de la voie ferrée, mais aussi de nuancer, critiquer et contrebalancer le point de vue de l’administration coloniale. Enfin, à partir de cartes et du dossier 17 de la série GG AEF 3H des ANOM , nous chercherons à reproduire l’espace du colonisateur et le système « d’encadrement » des populations « indigènes » qu’il a construits. Nous prévoyons ainsi mettre en lumière les moyens et les stratégies mis en place par l’administration coloniale qui cherchait à atteindre ses buts. Cette lecture critique des sources nous permettra, par ailleurs, de mettre en lien la longue durée de la construction (1921-1934), la lenteur des travaux dans le massif du Mayombe, les conditions de vie difficiles des travailleurs (plus de 20 000 morts) et le manque de moyen financier ainsi que la faiblesse de la mécanisation.
Bien que ce corpus soit riche et qu’il nous ait permis de répondre à de nombreuses interrogations, le caractère partiel de celui-ci doit être mentionné. Tout d’abord, la série GGAEF3H n’est composée que d'écrits d’administrateurs coloniaux et les nombreux silences concernant les travailleurs doivent être mentionnés. Les renseignements à leur sujet se limitent généralement qu’à des statistiques ou à des mentions paternalistes ou racistes à leur endroit. Cette réalité expose une limite de notre corpus. En effet, il aurait été pertinent de consulter des témoignages oraux d’anciens travailleurs ou de descendants de travailleurs. Or, un voyage d’enquête sur le terrain, notamment en raison des délais, mais aussi du contexte pandémique, était irréaliste. Par conséquent, afin de combler les silences laissés par les auteurs de nos sources, il a fallu être en mesure de lire entre les lignes. C’est dans ce contexte que les rapports d’administrateurs locaux dans lesquels ils se plaignent du mauvais rendement des travailleurs ou les rapports de situation politique se sont avérés fort éclairants. Ils nous permirent de voir au-delà du paternalisme européen et de saisir le caractère actif des travailleurs. Bien que la décision de limiter notre corpus aux écrits d’Européens était déchirante, nous avons tout de même été en mesure de faire ressortir de nombreux témoignages de la résistance des travailleurs.
En outre, il n’existe évidemment pas de document clair dans lequel toutes les réponses à nos questions ont été répondues. Nous avons donc eu à comparer et déchiffrer des documents aux renseignements incomplets. Heureusement, les nombreux rapports, notes ou correspondances nous ont permis de regrouper des renseignements à première vue éclectiques dans un tout cohérent et logique. Malgré tout, certaines questions sont demeurées sans réponses. Par exemple, il aurait fallu dépouiller un corpus encore plus volumineux afin de couvrir, plus en détail, le phénomène de négociation spatiale sur l’ensemble du territoire de l’AEF. En effet, les renseignements du GGAEF étaient peu loquaces sur le gouvernement général de l’Oubangui-Chari et ne rapportaient que quelques échos lointains de la colonie du Tchad. De plus, nous n’avons eu accès qu’à un nombre limité de témoignages régionaux. La situation sur le terrain, dans les villages et les circonscriptions, demeure ainsi teintée d’une lecture centrale, vue de haut, faite par le gouvernement général. Afin de réduire les effets délétères de cette situation, nous avons eu à constamment comparer les rapports officiels du gouvernement général avec les rapports locaux rédigés par les inspecteurs ou les chefs. Cette approche nous a permis de brosser un portrait qui laisse place non seulement aux administrateurs locaux, mais aussi aux travailleurs recrutés dans les villages. Malgré tout, nous avons tout de même été obligés d’interpoler certains renseignements afin d’être en mesure de composer un portrait global du travail et de la construction du chemin de fer Congo-Océan.
Afin d’atteindre nos objectifs, nous avons évidemment eu à traiter notre imposant volume d’archives. Pour ce faire, nous avons travaillé avec les logiciels Excel et Zotero. Ces deux logiciels m’ont permis de classer et de noter mes observations au fur et à mesure que j’avançais dans ma lecture. Cela m’a permis de colliger une grande quantité d’information que j’ai pu consulter rapidement et aisément lors de la rédaction du présent mémoire. Grâce à un système de tags et un classement par catégorie (convoiement, résistance, recrutement, négociation, violence, coercition, prophylaxie, avancement des travaux et femmes) l’ensemble du corpus s’est rapidement retrouvé organisé. Ce traitement a permis une consultation beaucoup plus efficace des sources consultées aux ANOM et m'a permis de consulter des citations pertinentes beaucoup plus rapidement. En ce qui concerne les sources issues de la presse coloniale, j’ai réalisé un document de citations afin de pouvoir réutiliser ces passages dans mon analyse, principalement dans le premier chapitre où ce type de sources a été essentiel à l’analyse. Grâce à ces quelques manipulations, mon corpus épars et volumineux s’est retrouvé classifié et décortiqué sous forme de citations et d’analyses. Ce classement m’a enfin aidé à réaliser les banques de données essentielles à la réalisation du SIG. Puisque les informations étaient déjà classées à l’intérieur de tables sur Excel, je n’ai eu qu’à sélectionner les éléments en lien avec mon cadre d’analyse puis à les exporter dans de nouvelles tables. Cette dernière manipulation m’a permis d’importer l’ensemble des témoignages dans un SIG dont les détails sont exposés dans la section suivante.
Dans l’objectif de procéder à la mise en carte des dynamiques sociales entourant la construction du chemin de fer Congo-Océan, nous avons réalisé un SIGH puis une carte interactive codée à l’aide de l’API cartographique Leaflet. Afin de construire notre SIG, nous avons géoréférencé des cartes de l’époque puis nous avons vectorisé les renseignements présents sur celles-ci. Enfin, nous avons créé des couches vectorielles qui nous ont permis de représenter les circonscriptions, les limites administratives, les ressources naturelles, les zones de recrutement, la topographie, la dispersion des travailleurs dans l’espace colonial, le tracé du chemin de fer, la progression des travaux, la manière dont les travailleurs ont été recrutés puis acheminés et trois couches spécifiques en lien avec les « lieux de négociation » (coercition, négociation et résistance).
Nous avons aussi exploité le corpus d’archives de manière à réaliser une banque de données avec le logiciel Excel dans laquelle nous avons regroupé l’ensemble des éléments qui correspondent à notre définition de « lieux de négociation ». Pour y arriver, nous avons identifié des actions tels que des migrations en signe de protestation ou des pratiques quotidiennes de résistance comme la paresse feinte et l’accident volontaire . En plus des formes de résistances, nous avons aussi cherché des politiques publiques dont l’objectif était de légiférer le travail « indigène » ainsi que des pratiques coercitives dont l’objectif était de commander et de punir le travailleur . Dans le tableau Excel, ces lieux de négociations sont divisés en différents champs et nous avons attribué un id à chaque nouvelle entrée. Cela nous a permis d’intégrer, grâce à une jointure, lesdits renseignements aux tables d’attributs associées aux différents points que nous avions ajoutés précédemment grâce aux coordonnées de latitude et de longitude. Cette deuxième étape nous a permis de produire une couche des « lieux de négociations » et d’illustrer, par le fait même, la manière dont s’est « négocié » l’espace colonial autour du chemin de fer. Sur notre carte se côtoient donc différentes couches dont l’objectif est d’illustrer la résistance, la coercition et la négociation au sein même de l'espace colonial.
Pour conclure, nous considérons qu’il est important de légitimer nos choix méthodologiques afin de nous prémunir des critiques quant à la reproduction de cartes coloniales et à l’exploitation des documents d’archives coloniales. Nous sommes conscients des dangers qu’implique un tel projet de cartographie, notamment en ce qui concerne la reproduction des rapports de domination . Puisqu’elle conféra aux conquérants les outils nécessairement à l’atteinte de leurs objectifs ainsi que la « justification intellectuelle de la colonisation », la géographie fut bel et bien un outil colonial .
Or, pour notre part, bien que nous utilisions la cartographie dans un contexte colonial, nous ne cherchons pas à reproduire de telles pratiques, mais plutôt à utiliser la carte afin de mettre en lumière les « tactiques » et un espace plus subtil dans lequel les personnes dominées se sont approprié le territoire. Nous ne chercherons pas à produire un espace imaginé (an imaginative geography), mais bien à interpréter l’espace comme un lieu d’exploitation économique, de négociations et de pratiques d’affirmation de soi. Notre carte n’agira pas comme un outil de violence épistémique « à l’encontre du colonisé, le contraignant à percevoir son propre territoire comme un espace étranger » . Au contraire, nous prévoyons illustrer la conscience géographique de certains individus ainsi que l’affirmation de leur existence dans un espace que les géographes coloniaux ont essayé de leur retirer. Grâce à notre carte, nous prévoyons donner voix à un espace laissé muet par la cartographie coloniale.